Dans un repli du massif montagneux himalayen de l'Himachal Pradesh, près de Simla, se trouve un petit village de 21 habitations du nom de Giripul. La vie paisible de Giripul est rythmée par les cars reliant Kimla et Simla qui dégorgent trois fois par jour leur lot de passagers. Les voyageurs lors de cette halte bien méritée, peuvent profiter pour aller boire un thé ou se régaler de pakora ou de samoussas chez Lala, aller faire quelques emplettes chez Raja où l'on trouve des denrées d'usage courant au maquillage pour ces dames, acheter des poissons auprès de Shankar le pêcheur, se faire vite une coupe ou se tailler la barbe pour ses messieurs auprès de Channa ou aller chez le tailleur de ses dames Janak. Janak est le propriétaire du "Giripul Pink Rose Ladies Tailor", il est devenu tailleur par passion et non pas par obligation, l'avantage était qu'il n'avait pas connu son père et donc il n'avait pas besoin de reprendre son métier, comme c'était le cas pour ses amis. Sa mère est décédée deux ans plus tôt et il vit avec sa chère et tendre épouse Rama pour laquelle il est éperdument amoureux mais l'avouer est un symbole de faiblesse pour un homme. Janak avec son métier de tailleur pour dames et la proximité exclusive qu'il a avec ses clientes lorsqu'il doit prendre leur mensurations, les femmes lui confèrent une confiance totale et lui racontent leurs petits secrets, leurs rêves et même les cauchemars. Janak est connu dans Giripul et même au-delà pour écouter tout un chacun. Même les hommes comme le mukhiya (le chef du village), Lala, Shankar et Raja viennent des heures durant à la boutique pour se confesser ou juste pour sentir la présence du tailleur. Heureusement Janak pouvait compter sur la présence moins encombrante de Tommy le chien et son voisin Balu, un homme ayant décidé de devenir mendiant et qui était nourrit par les villageois. Outre les travaux dans sa boutique, quelques fois des missions auprès de Lîla, une vieille dame veuve, qui vit un peu éloigné du centre du village, et où il effectue des rideaux ou d'autres travaux de couture pour embellir cette vielle demeure qui se meurt. Mais de nombreux signes vont confirmer à Janak, que des évènement vont troubler la vie paisible de ce petit village. Il les sent, il les voit, de plus, certains habitants viennent troubler sa tranquillité, une confidence sur un cauchemar qui parle d'un meurtre, la belle-mère, une maîtresse à Simla, son ami qui devient tout d'un coup bavard un Chasseur d'Ombres, un magicien et un albinos. Et le passé qui ressort d'un long sommeil, tout cela n'annonce rien de bon. Bulbul Sharma m'a, par ce roman, totalement séduite. Elle a su encore une fois montrer les styles dans lesquels elle excelle. La description de ses personnages est précise, elle sait leur inventer un passé et un présent sans fausses notes, leur donner un ou plusieurs liens avec des tiers et le lecteur peut même sentir leur trait de caractère. Elle sait décrire parfaitement l'environnement où se déroule le roman, au point que le lecteur peut s'imaginer le décor, découvrir la nature et même les sons. Elle sait faire ressentir la force et la faiblesse de chacun de ses personnages. Elle sait doser la description de chacun sans trop en donner mais assez pour qu'à la suite du roman ces éléments se révèlent importants. A aucun moment, on n'arrive à ne connaître le dénouement, tant le mystère et le suspens sont gardés. De plus, le livre est gorgé de beaucoup de tendresse, d'amour, de sensualité et même d'humour, mais aussi d'une bonne dose de mystique. N'hésitez pas à le lire et surtout ne lisez pas la quatrième de couverture qui en révèle trop à mon goût (d'ailleurs elle est légèrement fausse). La couverture est attirante, les noms des titres drôles, les personnages attachants et le contenu est très prenant. Bref un très bon moment de lecture.
Au village de Giripul, niché dans un repli du massif montagneux qui entourait Simla, toutes les maisons donnaient par une porte ou une fenêtre sur les demeures voisines. Tels des amis enlacés, elles murmuraient entre elles, se querellaient, partageaient des secrets jour et nuit, saison après saison. Tous les enfants se connaissaient depuis leur naissance et appelaient les femmes didi (sœur aînée) ou chachi (tante), en fonction de leur âge. Lorsqu'une nouvelle épousée venait vivre à Giripul, elle devenait bhabhi (belle-sœur) pour tous les petits et beti (fille) pour les grands, même pour les hommes qui suivaient d'un œil lascif sa démarche ondulante.
page 24
Les plus âgées, bien entendu, ne savaient pas lire, mais les plus jeunes, celles qui étaient allées à l’école, auraient dû noter que l’année indiquée en gros chiffres – 1988 – était passée depuis deux décennies. Mais avec les femmes c'était comme ça. Rien ne leur échappait, qu'il s'agit d'un rôt, d'un pet, d'un regard adressé à un autre ou d'une promesse que vous aviez pu faire cinq ans plutôt, mais elles prêtaient aucune attention aux faits importants, aux dates, au temps, aux mesures.
page 32
La maison ne s'était jamais remise, elle non plus, de la trahison de son propriétaire. Au fil des années, elle était devenue aussi lunatique que sa jeune épouse et que les tenues de sa défunte mère. Les jours fastes, elle respirait l'ouverture, la lumière et la joie, et quand Jarnak sortait, les fenêtres clignaient de l’œil à son adresse comme de vieux amis, les marches luisaient, les portes souriaient en lui grinçant un aimable au revoir.
page 49
Il se demandait parfois si Mithoo n'avait pas le don de lire en lui. Il faisait toujours de son mieux pour canaliser ses pensées et les garder pures en présence de l'oiseau. Il ne laissait jamais son regard s'attarder sur les seins de la femme, rebondis dans son décolleté profond tandis qu'elle se penchait, assise par terre dans la cuisine. Il détournait résolument les yeux de ses hanches ondoyantes lorsqu'elle balayait la cour, surtout aux environs de la cage du perroquet. Dans les yeux brillants du volatile, Janak croyait déceler de la malice et des lustres de mauvaises actions.
page 63
Janak fourragea d'un doigt tremblant dans une boîte de fer-blanc où s'entassaient pêle-mêle boutons, canettes, trognons de crayons, clés, bobines, épingles et autres accessoires. Lorsqu'il eut trouvé l'agrafe neuve qu'il cherchait, il la déposa sur le tissu et se saisit d'une aiguillée de fil. Ses doigts, d'ordinaire agiles, se mouvaient brusquement avec une raideur malhabile.
page 74
La nuit, Tommy montait la garde devant son abri. Le jour, le chien se postait devant la boutique de Janak et regardait les femmes pendant que le tailleur prenait leurs menstruations. Il entrait même souvent à l'intérieur pour poser une patte sur leurs genoux, la langue pendante. Il avait dû être un vieux satyre dans sa vie antérieure, pour s'être réincarné dans la peau d'un chien.
page 81
Rama observait son mari en train de manger. Il n'était pas laid, mais pas beau non plus. Ni grand. Ni très fort. En fait, il s'essoufflait rapidement lorsqu'il grimpait ou descendait la colline et c'était elle qui devait porter leur fils dans ses bras. Contrairement aux hommes virils, il parlait et plaisantait rarement à voix haute, ne riait pas à gorge déployée, bouche grande ouverte, en découvrant le bout de sa langue. Il avait des petites dents de souris et quand il souriait, ses lèvres tombaient.
page 92
Ces ombres de bas statut, les shunni, se contentaient d'aller et venir dans le périmètre de l'étable et des granges. Il suffisait pour chasser le shunni, d'un rituel simple : la confection d'un kadhi épicé nécessitant deux kilos de yaourth et un kilo de pois chiches, dont Bengali Baba nourrissait ensuite tous ceux qui l'avaient entrevue. Pour rétribution de cette tâche, il réclamait seulement deux cent une roupies, plus une boîte à en-cas pleine de kadhi et de riz à emporter chez lui.
page 184
La vie troublée d'un tailleur pour dames
De Bulbul Sharma
Traduit de l'anglais (Inde) par Dominique Vitalyos
Édition originale indienne publiée sous le titre de "The Tailor of Giripul"
Éditions Albin Michel - 381 pages - ISBN : 978-2226258199 - Prix neuf : 22 € (acquis en occasion)
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