Si j'étais ma mère, ou tante Delhi, ou même Chinna, mon histoire ne me poserait aucune difficulté. Je tracerais une ligne entre deux points : ma naissance et le moment présent. Mais comment se débrouiller avec une vie comme la mienne, griffonnée à travers tout le pays, des petites pistes ici et là, qui bougent, bougent tout le temps, jamais dans une direction fixe ? Comme si les sept cercles que nous avons tracés avec Dadda autour du feu du mariage s'agrandissaient de proche en proche, à la façon des ondulations créées par la chute d'une pierre dans l'eau, nous transportant chaque fois de plus en plus loin. Telle est la vie d'une memsahib des Chemins de fer indiens.
Qui mieux que sa fille ainée, Kamini, peut parler de Saroja, la memsahib. Aujourd'hui Kamini vit à Calgary au Canada, bien loin de chez sa mère qui vit en Inde du Sud. Même si sa mère râle à chaque fois que sa fille l'appelle depuis le Pôle Nord, une fois par semaine, Kamini aime se rappeler que sa mère est une personne autoritaire et altière et qui cache au fond d'elle une grande animosité. Kamini se plaît à penser que sa mère est comme le tamarin, à la fois sucré et acide. Les appels téléphoniques hebdomadaires lui rappelle le caractère trempé de sa mère mais également les nombreux souvenirs de son enfance aux quatre coins de l'Inde : les nombreux déménagements, les longues absences de son père ingénieur dans les chemins de fer, son ayah Linda conteuse d'histoires, sa soeur Roopa, ses tantes qui venaient l'été chez eux au grand désespoir de sa mère, ...
Saroja a été mariée tardivement, à 23 ans, avec un homme ingénieur dans les Chemins de fer et de quinze ans son aîné. Elle regrette que ses parents aient préféré la marier que de lui permettre de réaliser son rêve, devenir médecin. Le destin de Saroja a été de devenir une memsahib des Chemins de fer indiens, à préparer tous les trois ans les bagages pour déménager au gré des transferts de son époux, d'apprendre la plupart des langues locales que comptent l'Inde pour communiquer avec les marchands et les domestiques, de surveiller chaque nouvelle maisonnée et les domestiques, de devenir mère et de trouver une nouvelle école à chaque mutation et surtout de vivre avec un mari absent et peu bavard. La langue qui frétille, Saroja l'avait déjà du temps où elle vivait avec ses parents. S'assagir alors que son mari lui montre aucune marque d'affection, il était hors de question.
"Memsahib" est l'histoire de deux femmes, celles de Kamini et celle de sa mère Saroja. À travers les lignes de ce roman, le lecteur découvre en premier lieu, dans la première partie, les souvenirs d'enfance de Kamini. Ensuite, c'est au tour de sa mère de prendre la parole et de raconter les souvenirs d'une vie. Elle les conte à des femmes qui voyagent dans le même compartiment qu'elle dans un train. Outre le passé, le présent intervient de temps en temps dans chacun des récits, en italique. Les deux récits se rejoignent et certains mystères seront levés notamment dans le monologue fait par Saroja, même si on regrette qu'ils restent très évasifs et donc incomplets. Les souvenirs nous transportent principalement dans les années 1970 et s'arrêtent quelque temps avant l'assassinat d'Indira Gandhi en 1984, même si ces dates ne sont pas clairement écrit. Dans les années 1970, l'Inde se construit après le départ des anglais et érige de nouvelles lignes de chemins de fer. Certains indiens, à l'image du père à Kamini, ont pris la place des anglais dans les hautes sphères de la hiérarchie et ont même conservé certaines habitudes très british. Les colonies de Chemin de fer, où sont logés les fonctionnaires des Chemins de fer et qui était autrefois occupées par les anglais sont aujourd'hui occupées par les indiens, tout comme les clubs. Les enfants de Saroja sont inscrit dans des écoles de sœurs où y règnent une discipline de fer, la même discipline que Saroja donnera à sa fille aînée. L'auteur Anita Rau Badami, y parle également des anglo-indiens, des sans-castes, qui ne sont pas considérés par les indiens pour des indiens et pour les anglais, des anglais. On apercevra également quelques citoyens anglais qui n'ont pas réussi à quitter l'Inde après l'Indépendance et qui se tâtent à partir.
"Memsahib" est un roman traitant des relations mère-fille dans une Inde en pleine mutation. Saroja était une fille qui rêvait de faire des études mais le poids des traditions exigeait qu'elle se marie, d'autant plus qu'elle était l'ainée de la famille. Saroja d'un tempérament rebelle devait s'assagir, elle a été donc contrainte et forcée à rentrer dans le rang. Kamini a grandi avec une mère lunatique, très souvent désagréable avec les siens. Face à une mère silencieuse notamment sur l'origine de sa rancœur, Kamini ne comprend pas pourquoi sa mère est ainsi. C'est peut-être ce qu'elle cherche en dépoussiérant le passé. Ce que qui rythme vraiment le roman et lui offre une valeur ajoutée est les nombreuses petites histoires contées par l'ayah Linda à Kamini et ses nombreuses superstitions. D'autres petites histoires sont contées par différents personnages : le père de Kamini qui restera un homme mystérieux, le coiffeur, la camarade de classe de Kamini ou d'autres personnages qui interviendront à travers les pages de ce roman. "Memsahib" est un roman touchant et qui apporte un bon moment lecture même si on s'y perd un peu avec les lieux habités par cette famille. "Memsahib" est à l'image des autres romans de son auteure Anita Rau Badami, "Entends-tu l'oiseau de nuit" et "La Marche du Héros", où elle met en avant la complexité des relations familiales qui prennent des proportions plus importantes lorsqu'elles doivent se réaliser entre deux continents, l'Inde et l'Amérique du Nord.
Ma naissance fut-elle le point noir dans l'horoscope de l'Inde, fauteuse de calamités ? Ou ai-je simplement figuré au nombre de milliers d'enfants dont la venue au monde cette année-là marqua la fin d'une époque, une époque où même une roupie valait quelque chose, où fidélité et moralité n'étaient pas que des mots pour un cours de morale ?
Tout peut arriver dans les histoires. On peut faire pousser des ailes au héros, doter l'héroïne de la voix d'un oiseau koyal, et les gens ne meurent jamais. Dans la vie réelle, si vous brayez comme un âne, aucune quantité de miel ne pourra adoucir votre gorge ; les gens disparaissent et reviennent que sous forme de souvenirs. Dans la vie réelle, en un pays étranger, vous vous réchauffez les jours d'hiver en fouillant dans un sac plein de ces vieux souvenirs. Vous vous demandez lesquels garder et lesquels jeter, vous attardant sur l'un, souriant à l'autre. Vous tentez de capturer des gens que vous connaissiez et ne ramenez que de l'air, car ce n'étaient que des chimères, fruits de votre imagination. Vous essayer d'immobilier une image, pensez avoir retrouvé exactement son odeur et son aspect de jadis, et soudain vous remarquez, du coin de l’œil, une personne qui n'y figurait pas avant, un léger mouvement là où il n'aurait dû y avoir qu'une nature morte figée.
Memsahib
De Anita Rau Badami
Titre original : Taramind Mem
Roman traduit de l'anglais (Inde) par Françoise Adelstain
Éditions Philippe Rey - Parution en 2004 - 235 pages - ISBN :978-2848760117 - Prix éditeur : 18 €
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