Bientôt l'air devient glacial. Je passe ma burgha et je m'enveloppe dans une couverture. Ma main passe par mégarde dans le trou que Younous, mon petit frère, avait fait dedans. Mère lui avait donné une bonne correction. Mes yeux s'emplissent de larmes au souvenir de ma famille. J'ai encore du mal à croire qu'il ne reste plus que moi. J'ai un mouvement de recul et je ferme les yeux. Ce dont j'ai cruellement besoin, c'est de dormir.
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Nizam est une jeune femme afghane d'une tribu pachtoune. Elle est mutilée des jambes et se déplace en utilisant les paumes de ses mains pour faire avancer une sorte de plateau à roulettes où elle est posée. Elle a été, avec son frère, la seule survivante de sa famille, décimée par une bombe venue du ciel, alors qu'ils rentraient tous d'un mariage. Aujourd'hui, il ne reste plus qu'elle et ses souvenirs. Après avoir traversé les montagnes, elle arrive à son but, ce terrain aride où il n'y a plus aucune trace de vie et au bout, ce fort, une base de l'armée américaine. C'est dans ce champ qu'elle veut retrouver le cadavre de son frère Youssouf et l'enterrer selon les rites d'usage. Youssouf a été tué dans une attaque qu'il a mené contre la base américaine en représailles à la destruction de son village et de la mort de sa famille. Nizam se fait très vite repérer par les militaires "Amrikâyi" et apprendra que le corps de son frère est au fort. Elle ne pourra pas le récupérer car le cadavre doit être envoyé à Kandahar dès que les hélicoptères reprendront les airs. Celui-ci sera exhibé à Kaboul et servira d'avertissement à tous les insurgés. Nizam sera mise en courant, mais ne baissera pas les bras et attendra que l'on veuille bien le lui rendre, là au milieu de ce champ. Mais du côté du fort, cette venue pose problème car un doute s'installe sur les réelles intentions de cette jeune femme. Est-elle venue uniquement pour apporter une sépulture digne à son frère ? N'est-elle pas une kamikaze qui ne manquerait pas de se faire exploser à la moindre occasion ? Ou est-elle un leurre pour distraire les américains de leur objectif principal ? Cette venue jouera sur le moral des troupes. Telle une sirène dans les mers profondes, elle enivra grâce à sa musique les cœurs de ces soldats qui souffre amèrement. Des souffrances des nombreuses heures sans sommeil, les conditions de vie dans la base très précaire, la dureté du climat et ses caprices dans cette région reculée du monde, de cet isolement permanent au milieu de nulle part sans distraction et de cette monotonie bien ancrée. Mais aussi une souffrance provenant des lourdes pertes humaines qu'ils ont subies dernièrement, de cet éloignement avec leur pays et leur famille, d' une perte d'identité irrécupérable et surtout d'une prise de conscience que leur vie finalement ici n'a aucun sens, comme peut-être ce combat contre des moulins à vent. Tour à tour, après Nizam, les hommes vivants, ou ayant vécu, raconteront, se confieront et se battront, pas seulement contre l'ennemi mais contre leur propre conscience.
Il continue de regarder le fusil. Il paraît que Kandhar est un dérivé d'Iskander, qui est le nom que l'on lui donnait par ici ; même s'il est plus probable que cela vienne du nom d'une ancienne région indienne. Indienne, mon capitaine ? Gandhara. Je vois. Il sourit faiblement. C'est le lieutenant Frobenius qui me l'a appris. Vous savez comment il était. Fou d'histoire et de géographie et tout ça. Je ne dis rien. Il me jette un nouveau coup d'oeil et je vois qu'il a les yeux pleins de larmes.
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"Une Antigone à Kandahar" est une symphonie à plusieurs temps. Une tragédie grecque sous le soleil afghan. Les deux premiers chapitres pourraient être considérés comme une introduction ou plus justement des chapitres d'ouvertures. Le premier avec Nizam qui, telle l'histoire d'Antigone de Sophocle qui exige le corps de son frère, nous résume en réalité les grandes lignes qui feront ce roman. Le second chapitre, avec l'intervention du lieutenant Forbenius, qui, malgré son décès qui interviendra très subitement, restera un personnage-clé dans le récit. Tout d'abord, il posera le décor, nous présentera les hommes qui apparaîtront plus tard dans le roman et surtout il annoncera le départ du récit, quelques instants avant l'attaque de Youssouf et de sa troupe durant la tempête de sable et un jour avant 'arrivée de Nizam aux abords de la base. Il sera également le premier d'une longue lignée à nous confier ses souvenirs, ses doutes, ses préoccupations, ses cauchemars et ses hallucinations. Forbenius a été aussi l'homme de la troupe ayant fait de grandes études contrairement à ses autres camarades. C'était un grand passionné de littérature et précisément pour les tragédies grecques. Une passion qu'il aura partagé avec certains de ses compagnons d'armes et aura nourri une curiosité autour de lui pour ce type de littérature mais également sur le monde afghan qui les entoure. Forbenius aura positivement marqué les esprits bien après son départ et ses citations et raisonnement résonneront encore dans de nombreuses têtes. C'est également dans ce chapitre, que Roy-Bhattacharya a profité pour y glisser la première des citations d'Antigone de Sophocle dans le roman "[...] je laverais la honte du fils de ma mère, cadavre pourrissant privé de sépulture", la première d'une série. Après l'intervention de Nizam qui peut procurer beaucoup d'émotion au lecteur, la prise de parole de Forbenius au contraire, la dissipe et apporte sans prendre de gants de la dureté au roman. Dans les chapitres suivants, interviendront d'autres personnages qui vivent au fort, le docteur, le sous-lieutenant, l'adjudant le capitaine et même l'interprète tadjik. Tout à tour, chacun reprendra le récit, à quelques détails près, là où son prédécesseur l'a laissé. Comme Forbenius, chacun se confiera et se livrera très personnellement. Le lecteur croisera aussi les problèmes et les états d'esprit de personnages secondaires. Dans le roman, nous constatons la réticence des soldats envers cette femme venue de nulle part. Au début, les soldats sont convaincus que Nizam est une kamikaze qui essaye de pénétrer à l'intérieur du fort et au vue du moyen de déplacement de cette femme mutilée on ne peut que se souvenir de la ruse du cheval de Troie. Mais les soldats voient qu'elle tient bon malgré les nuits froides et la chaleur écrasante de la journée et commencent pour elle à avoir de la compassion, même si un certain doute et une petite méfiante persisteront. D'autres doutes persisteront mais au sein de chaque être et s'amplifieront. Des remises en question comme la place que chacun a dans un endroit loin de tout et à dix mille lieues de ce qu'il s'était imaginé en s'engageant dans l'armée loin des valeurs occidentales après attentat. Les dommages collatéraux de la guerre se feront ressentir, et beaucoup remarqueront qu'ils ont perdu leur identité et que l'idéalisme a fondu sous le soleil afghan.
"L'Antigone de Kandahar" est un roman bouleversant et très profond psychologiquement. J'ai trouvé que Joydeep Roy-Bhattacharya à un ton assez neutre en évitant de prendre partie pour l'un côté ou pour l'autre malgré que le roman se passe principalement dans le camp américain. Je ne pense pas qu'un auteur avant lui a écrit ou a osé écrire sur ce conflit afghan avant lui et j'ai trouvé intéressant de voir comment ça se passe sur le terrain. Je ne suis pas à la base roman de guerre, ce qu'il m'a intéressé est avant tout que l'auteur est indien et qu'il a écrit sur autre chose que son pays d'origine. Le résultat de la lecture est assez positif, j'ai trouvé le roman puissant, presque déroutant psychologiquement. Il est cohérent, bien travaillé et l'on découvre l'implication de l'auteur pour écrire un roman proche de la réalité sur le terrain en se renseignant auprès de militaires américains. J'aimerais sincèrement découvrir les deux prochains tomes de la trilogie de Joydeep Roy-Bhattacharya lorsqu'ils paraîtront en français, pour dire ma satisfaction globale de cette lecture.
Des heures plus tard – combien d’heures ? – j’ai accompli ma tâche. Trois monticules de terre fraîchement retournée indiquent la dernière demeure des fidèles compagnons de mon frère. Sur chaque sépulture, je dépose une pierre. Sur le sol nu, le dépouillement des monticules me gêne : ils auraient dû être marqués d’une pierre tombale et de piquets ornés d’un drapeau vert à la tête et aux pieds, comme il convient aux héros. Mais je n’avais pas prévu de devoir accomplir cette tâche et le seul drapeau que j’ai apporté est réservé à mon Youssouf.
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Elle dit : Il faut que tu ressentes les choses, Nick. Que tu les ressentes viscéralement. C'est une tragédie de Sophocle, pas une comédie de Broadway. Tu es en présence du dieu de la mort. Donc montre-le.
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Alors, pendant que tu réfléchis, je continue, euphorique, je voulais te remercier, au nom de tous les gens de mon pays, d'être venu ici te battre pour nous. Je voudrais dire à tous les Américains - et je commence par toi - qu'il faut que vous restiez ici jusqu'à ce que la paix règne dans nos provinces. Ne nous abandonnez pas trop tôt. Vous avez la responsabilité d'un peuple entier entre vos mains. Vous représentez la démocratie, la liberté et le le règne de la loi ; votre tâche est véritablement noble et la seule erreur que vous avez commise jusqu'ici, c'est de soutenir notre gouvernement actuel, qui est complètement corrompu et ne sert que ses propres intérêts.
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Brusquement, il pose la serviette et dit : Créon était un roi de Thèbes dans la Grèce antique. C'était un tyran et un dictateur, mais même lui n'arrivait pas à la hauteur de ces clowns-là. De ces ronds-de-cuir sans âme. Je te le dis, mec, l'armée est la seule institution des États-Unis qui ait encore le sens de l'honneur - ou de toutes ces valeurs qui ont fait des USA un pays que les gens admiraient. Le courage, l'endurance, l'intégrité, le jugement, la justice, la loyauté, la discipline, la connaissance.
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Une Antigone à Kandahar
De Joydeep Roy-Bhattacharya
Titre original : The Watch
Traduit de l'anglais par Antoine Bargel
Éditions "Gallimard" - Collection "Du Monde Entier" - Date de parution : 27 août 2015 - ISBN : 978-2070145454 - 368 pages - Prix éditeur : 21,50 €
Une Antigone à Kandahar (The Watch) est le premier volume paru de la « trilogie de la guerre » (le conflit entre le monde musulman et le monde occidental).
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