"Gentilles filles, braves garçons" de Roopa Farooki đ”đ°
- Véronique Schauinger
- 2 mars 2017
- 6 min de lecture
DerniĂšre mise Ă jour : 20 oct. 2023
Cette histoire commence et se termine en un lieu qui n'existe plus et qui, déjà à l'époque, était en train de disparaßtre. A Lahore, dans le Pendjab en Inde. Dans les années 1930 s'était déjà enclenchée la dynamique qui allait voir le territoire indien amputé de ses musulmans de l'est et de l'ouest, qui pendouilleraient de chaque cÎté comme deux membres sectionnés, ainsi que le regroupement de notre territoire divisé sous le nom de Pakistan.

Les enfants Saddeq sont nĂ©s dans les annĂ©es 1930 Ă Lahore dans le Pendjab de l'Empire britannique des Indes et qui deviendra une poignĂ©e d'annĂ©es plus tard le Pakistan. Fils et filles d'un mĂ©decin renommĂ© de la ville, ils sont une fratrie de quatre enfants Ă©levĂ©s pour ĂȘtre de gentilles filles et de braves garçons.
Les ainĂ©s sont deux garçons : Sulaman et Jamal Kamal dit Jakie. Ils sont les boucs Ă©missaires de leur mĂšre qui ne fait que les terroriser et les Ă©touffer avec son Ă©ducation stricte et autoritaire oĂč il n'y a pas de place pour l'amusement ou simplement l'amour parental. Les garçons ont le sentiment qu'ils sont nĂ©s uniquement pour donner Ă leur mĂšre un certain statut dans la sociĂ©tĂ© car elle a rĂ©ussit Ă engendrer non pas un mais deux fils, un fils hĂ©ritier et un fils rĂ©serviste qui devront suivre la voie de leur pĂšre en devenant de grands mĂ©decins. Contrairement aux garçons, les cadettes - deux filles qui n'ont que dix-huit mois d'Ă©cart entre elles et qui se nomment Maryam surnommĂ©e Mae et la petite Leena dit Lana - ont Ă©tĂ© traitĂ©es durant leur enfance comme des poupĂ©es animĂ©es par leur mĂšre, Ă©levĂ©es pour ĂȘtre dĂ©coratives et serviables. Aux yeux de leur mĂšre, ses filles deviendront de parfaites maĂźtresses de maison et devront se faire un nom dans la vie mondaine de Lahore.Â
AprĂšs avoir passĂ© dix-sept ans Ă partager la mĂȘme chambre et la tyrannie de leur mĂšre, Sulaman et Jakie sont sĂ©parĂ©s par leurs parents qui ont dĂ©cidĂ© de les envoyer l'un aux Ătats-Unis et l'autre en Angleterre pour les Ă©tudes universitaires afin qu'ils deviennent chacun de futurs mĂ©decins. Mae qui rĂ©ussit avec brio dans ses Ă©tudes devra quant Ă elle se marier avant le dĂ©part de ses frĂšres, dĂ©cision irrĂ©vocable de sa mĂšre. Mae est impĂ©tueuse et il est nĂ©cessaire qu'elle soit canalisĂ©e rapidement en devenant Ă©pouse. Les Ă©poux Saddeq avaient donc imaginĂ© un avenir tout tracĂ© pour leurs enfants qui finiront par faire leurs propres choix, loin des espĂ©rances confĂ©rĂ©es par leurs parents. Sulaman surnommĂ© Sully se spĂ©cialisera dans la psychologie des conflits du Monde et Ă©pousera une hindoue mĂ©tisse. Jackie deviendra mĂ©decin de famille et se consacrera quelques semaines par an Ă l'humanitaire dans les montagnes pakistanaises. DĂšs l'universitĂ©, il se mettra en couple avec un irlandais excentrique et ensemble ils adopteront deux enfants, une mĂšre-fille et son fils. Concernant Mae et Leena aprĂšs un mariage plus ou moins arrangĂ© et la naissance pour chacune d'un enfant, chacune se sĂ©parera de son conjoint pour mener une vie plus libre, loin des traditions et de Lahore. Ces "Gentilles filles, braves garçons" dĂ©cevront leurs parents mais rĂ©ussiront-ils malgrĂ© tout leur vie ? Leur enfance les hanteront-ils dans leur vie et dans leurs choix ? Comment affronteront-ils les alĂ©as de la vie avec le poids de ce passĂ© ?
"Souvenez-vous de Moi, et Je Me souviendrai de vous." Sourate 2, verset 152. Une promesse, une priĂšre. Foutrement chouette, avait-il dit.

"Gentilles filles, braves garçons" est le sixiĂšme roman de Roopa Farooki et dans lequel l'auteure nous lance dans une haletante saga familiale. L'histoire est construite sur les fondations d'une fratrie de quatre frĂšres et soeurs. C'est un rĂ©cit entrelacĂ©, d'une enfance Ă Lahore dans les annĂ©es 1930 aux annĂ©es 50 (la Partition ayant eu lieu en 1947), des annĂ©es universitaires des garçons dans les annĂ©es 1960 aux Ătats-Unis pour l'un et l'Angleterre pour l'autre, deux retours Ă Lahore dans les annĂ©es 1990 puis 2000.
Roopa Farooki nous transporte dans des va-et-vient Ă travers plusieurs parties du globe : le Pakistan et sa ville de Lahore, Londres oĂč s'Ă©tablira Jackie qui sera rejoint par Lana et enfin les Ătats-Unis oĂč l'on retrouve Sulaman qui deviendra lĂ -bas Sully. Il sera briĂšvement mentionnĂ© les noms des villes de Karachi, de Calcutta et de Singapour mais l'on dĂ©couvrira briĂšvement une autre rĂ©gion du Pakistan. Le roman est scindĂ© en trois parties reprĂ©sentant trois diffĂ©rentes pĂ©riodes trĂšs Ă©loignĂ©es entre elles. La premiĂšre partie se dĂ©roule dans les annĂ©es 1960 oĂč l'on y trouve tour Ă tour deux narrations, celle de Sulaman et celle de son frĂšre Jackie alors Ă©tudiants et jeunes adultes, chacun d'un cĂŽtĂ© de l'ocĂ©an Atlantique. On y dĂ©couvre leur choix concernant leur avenir : la spĂ©cialisation dans leur cursus universitaire mais l'on sera spectateur de leur rencontre sentimentale qui soudera leur avenir. On y dĂ©couvre Ă©galement leur volontĂ© d'un avenir loin de leurs parents et spĂ©cialement leur mĂšre. Entre deux Ă©pisodes de leur vie de jeunes adultes oĂč ils jouissent enfin d'une vie sans interdits et sans une mĂšre sur leur dos, Sully et Jackie nous livreront leurs souvenirs d'enfance Ă Lahore auprĂšs d'une mĂšre tyrannique et acerbe. Cette premiĂšre partie, nous permet Ă©galement Ă dĂ©couvrir leurs jeunes soeurs mais l'on prend surtout conscience du lien trĂšs fort qui unit les quatre enfants Saddeq.
La seconde partie est un véritable bon dans l'avenir. Vingt-cinq à trente ans séparent la premiÚre de la deuxiÚme partie. On se retrouve projeté en 1997 à la mort du pÚre de famille. Chacun des enfants fera son devoir, celui d'assister aux derniers rites funéraires de ce dernier, le Qul. Un retour qui ne sera pas facile, certains ont rompu les ponts avec leur ancienne vie à Lahore et principalement le contact avec leur mÚre qui n'a pas changé avec les années. Le lecteur découvrira ce que sont devenus Sully et Jackie mais cette fois-ci à travers les narrations des deux soeurs dont on pourra enfin découvrir leur personnalité et surtout leur histoire, peu commune pour des femmes de cette époque. La troisiÚme partie est une sorte de conclusion, un dernier tableau avant que le rideau se ferme avec le décÚs de la mÚre de famille. C'est à nouveau au tour de Sully et Jackie de prendre la parole et l'on pourrait considérer que c'est pour eux une période de bilan, teinté d'amertumes et de regrets. Les personnages sont hantés par leurs décisions passées et sont convaincus qu'ils ont échoués dans leur vie par leur égoïsme. Pour autant, ils auront brillé chacun à sa façon.
"Gentilles filles, braves garçons" c'est donc l'histoire de quatre ĂȘtres complexes qui essayeront de construire leur vie malgrĂ© le traumatisme psychologique liĂ©e Ă l'enfance - d'une maniĂšre plus ou moins forte selon les caractĂšres - et qui pourra toucher indĂ©niablement et irrĂ©vocablement les plus "fragiles". Heureusement, la fratrie restera souder malgrĂ© l'Ă©loignement et ce temps qui passe.
"Gentilles filles, braves garçons" nous dĂ©voile la force d'Ă©criture de Roopa Farooki qui a rĂ©ussi avec brio Ă nous conter une histoire sur une large pĂ©riode, tout cela dans un concentrĂ© de 444 pages et surtout sans fausse note. Le roman est captivant et on apprĂ©cie que l'auteur exploite ses sujets de prĂ©dilection dont le multiculturalisme sans omettre d'y incorporer son pays de naissance le Pakistan et qui nous apparaĂźt diffĂ©rent de l'idĂ©e que l'on puisse se faire de ce pays. Elle n'hĂ©site pas Ă mettre ses personnage sur diffĂ©rents continents et Ă sauter de d'un Ă l'autre avec une grande aisance. Elle ose aller contre les prĂ©jugĂ©s en abordant les sujets tels que le mariage inter-religieux, l'homosexualitĂ©, l'homophobie, le racisme, les prĂ©jugĂ©s ... Elle y mĂȘle la duretĂ© des relations entre parents et enfants et les consĂ©quences psychologiques qu'ils peuvent engendrer. On peut aussi apprĂ©cier que l'histoire fait Ă©cho avec certains faits majeurs qui se sont dĂ©roulĂ©s dans le Monde, de la Partition Ă l'Ă©lection d'Obama ce qui permet Ă cette fiction Ă prendre beaucoup de rĂ©alisme.
Lorsque je vais voir un film qu'il a vu, je m'imagine que nous sommes ensemble dans cette piĂšce oĂč il fait toujours nuit, si diffĂ©rente des blocs opĂ©ratoires de l'hĂŽpital universitaire, oĂč il fait continuellement jour. Les cinĂ©mas portent des noms qui promettent luxe et tradition : l'Empire, le Royal, le Prince de Galles. Ils se rĂ©vĂšlent gĂ©nĂ©ralement miteux, dĂ©primants, avec des moquettes usĂ©es et des boiseries tĂąchĂ©es, mais je m'en moque parce que quand j'y suis, j'ai l'impression que mon frĂšre se trouve de l'autre cĂŽtĂ© de l'Ă©cran et non Ă l'autre bout du monde. J'entends sa respiration posĂ©e, qui vire parfois au ronflement la nuit venue et au reniflement du chiot au matin. Je me rappelle combien cela me rĂ©confortait d'entendre ce son depuis le lit Ă cĂŽtĂ©. Mon frĂšre. Ma moitiĂ© fraternelle.
Lana se demande si ma mĂšre pleurerait de la mĂȘme façon sa propre absence, celle de Mae ou celle de Jakie. Bien entendu, se dit-elle. Elle pleurait n'importe lequel d'entre eux s'il avait Ă©tĂ© absent toutes ces annĂ©es. Elle pleure sur ce qui lui a Ă©tĂ© confisquĂ© ; par son extraordinaire absence, il est trop distant pour qu'elle le mĂ©prise. Elle pleure pour lui comme elle a pleurĂ© pour son enfant au paradis, qui n'aura pas vĂ©cu assez longtemps pour la dĂ©shonorer ou lui dĂ©sobĂ©ir, cet enfant aussi angĂ©lique qu'il est mort. Sa mĂšre pleure les absents. Ceux qui sont trop loin pour pouvoir les toucher. Ceux qui refusent de rentrer.

Gentilles filles, braves garçons
De Roopa Farooki
Titre original : The good Children
Traduit de l'anglais par Jérémy Oriol
Ăditions GaĂŻa pour la version brochĂ© - Date de parution : 1er fĂ©vrier 2017 - ISBN : 978-2847206944 - 444 pages - Prix Ă©diteur : 24 âŹ
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