La façon dont Amala menait sa vie conjugale provoquait un certain trouble chez Aruna. Comment pouvait-elle le nier ? Comment des personnes appartenant à des traditions différentes pouvaient-elles vivre ensemble avec une telle harmonie et une telle compréhension ? Elle l'avait vu à présent de ses propres yeux. Ils n'avaient pas le même Dieu, pas les mêmes coutumes, pas la même morale. Et pourtant tous deux ne faisaient qu'un. Sur les chemins de la vie, aucune différence ne venait les perturber. Il ne leur venait même pas à l'esprit d'y penser. Quelle était la raison de cette entente ? Etait-ce l'effet d'âmes cultivées ? Ou la tendresse qui les liait l'un à l'autre ? Peut-être. Il fallait bien que ce soit l'un des deux.
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En 1952, à Visakhapatnam dans l'actuel État d'Andhra Pradesh ou du Télangana, Bhaskar est un jeune homme au service de la karuna samajan, une association de bienfaisance où il est secrétaire général. A la karuna samajan, tous les gens dans le besoin sont accueillis : orphelins, personnages âgés, mourants, reclus de la société, ... L'association s'occupe même des crémations, des enterrements, du nettoyage des latrines lors de la grève des éboueurs, ... Bhaskar est depuis son plus jeune âge, un membre très actif et un être très dévoué, très apprécié par tous, au point d'oublier de mener sa propre existence, c'est-à-dire se marier et fonder une famille. C'est grâce à un grand bienfaiteur, Sriamulubabuque, que Bhaskar prit conscience du monde qui l'entoure : la présence des femmes et le devoir du mariage. La chance lui sourit, la première femme sur laquelle il porte son regard dans un cinéma s'appelle Tara. Il la retrouvera par hasard au dispensaire où l'oncle endetté de cette dernière est hospitalisé. Tara apprécie énormément Bhaskar mais ce dernier vient d'avoir une proposition d'emploi à Hyderabad par un ami qui lui porte une profonde affection, une occasion en or. Ce dernier lui présentera Aruna, une jeune brahmane, qui a connu le veuvage dès son plus jeune âge et qui a d'importants soucis de santé. Le souhait à Aruna, celui de connaître le mariage avant de mourir, prit en pitié Bhaskar qui accepta sa proposition alors qu'il se voyait déjà épouser Tara. Avant le mariage, Bhaskar permet à Aruna de se faire soigner dans un ashram de médecine ayurvédique géré par un ami qu'il a connu à la karuna samajan. Après ce séjour, Aruna se porte bien mieux. Bhaskar l'épousa alors dans le cadre d'un mariage progressiste, lui étant d'une plus basse caste que cette dernière. Il ne peut refuser aucun des caprices de sa femme, même à s'endetter pour leur mariage. Bhaskar pense alors que la distinction de caste n'existe pas entre eux. Il apprendra à ses dépens quelques années à peine après son mariage que les préjugés de caste sont très présents dans l'esprit d'Aruna et qu'ils prendront de l'ampleur au fil des années.
« Sacrifice » (titre original : Balippettam బలిపీఠం ) est le seul roman de Ranganayakamma qui a été traduit en français. Ranganayakamma est une auteure tamoule et essayiste engagée connue pour ses romans féministes, "elle a contribué à un vaste mouvement d'idées faisant une large place aux réformes sociales, adoptant parfois, dans les années soixante, un discours révolutionnaire". Pour ce roman, elle a remporté en 1974 un prix littéraire : le Sahitya Academy. « Sacrifice » est un roman que l’on peut se dire assez intemporelle, certes il a été écrit dans les années 1950 mais il pourrait très bien se situer dans une période plus récente. Le seul passage qui pourrait trahir de son positionnement historique est le récit de Tara et de sa famille qui avaient prospéré en Birmanie mais qui ont été contraint, avec la Seconde Guerre Mondiale, d’abandonner leur fortune pour une vie de réfugiés et dont les buts principaux étaient la survie et celle de parvenir en dépit des dangers, de la faim et de la misère, en terre indienne. Autre élément intemporel et essentiel au roman étant le sujet central, les préjugés de caste, toujours très présents dans l’Inde d’aujourd’hui. Ce roman prend en considération uniquement ces préjugés au sein d’une communauté familiale, rien n’indique les récriminations de ces préjugés au dehors de ce cercle. Bhaskar est issu d’une baste caste, Aruna celle est issue de la plus haute caste, celle des brahmanes. Aruna en demandant que Bhaskar réalise son rêve, celui de mourir en femme mariée et non pas en veuve, ne tient pas compte de leur différence de caste. Il est intéressant de noter que son statut de veuve, même si elle l’était devenue à l’âge de trois ans, ne lui permet pas d’espérer un mariage avec un homme de sa caste, il est alors assez logique que pour réaliser son rêve, elle soit obligée de se tourner vers un homme d’une autre caste, d'une caste inféreiur. À ce moment, des préjugés n’ont pas encore pollué son esprit et sa fin proche. Mais avec une santé retrouvée et surtout sous l’influence de son oncle et sa tante qui l’ont élevé et qui ont refusé ce mariage inter-castes, Aruna commence à prendre en considération la différence de caste, une différence qui repose en fait sur des suppositions et des clichés complètement faux et surtout mal fondé. En premier lieu, ils n’auront d’effet que sur les membres de sa belle-famille mais prendront peu à peu de l’ampleur au point que le dégoût s’installera en elle et finisse par toucher directement son mari en lui manquant simplement de respect, simplement sur le fondement que ce dernier étant d’une basse caste, ce n’est pas un homme à qui l’on peut accorder une confiance aveugle. Aruna deviendra une vraie démone et jouera avec les nerfs de Bhaskar. On voit à partir d’une fausse idée, des préjugés, à quel point la folie peut gagner un être humain et ses lourdes conséquences : salir une réputation et à étaler sur la place publique ses affaires familiales sans aucune gêne, ... On découvre que le personnage de Bhaskar est la bonté même et qu’en débit de sa caste, c’est un homme qui a pu s’élever dans la société indienne sans avoir forcément les bonnes cartes en main à sa naissance. En fin de roman, un autre exemple apparaîtra à travers l’exemple d’un mariage inter-religieux. Cet exemple prouvera qu’une cohabitation est possible mais elle demande à chacun des membres une adaptation et sans doute nombre de sacrifices. « Sacrifice » est un roman très intéressant et très profond. Il peut étonner car il n’a pas de chapitres, mais ceci n’empêche en rien sa bonne lecture. Il est toujours intéressant de lire d'autres littératures de l'Inde et ce roman en est le parfait exemple. De plus, il est agréable de lire un roman où le sujet de castes est exploité sans pour autant y inclure Gandhi.
- Cette conscience de caste se transmet de génération en génération, Aruna ! Elle est profondément inscrite au fond de chacun de nous. Les gens qui se disent de haute caste méprisent ceux qui appartiennent aux autres. Ces inégalités sont aussi naturelles aux premiers qu'aux seconds. Cela ne changera pas en un jour.
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- La seule chose qu'elle sache faire, c'est de se mettre en colère contre les gens qui lui veulent du bien. Il y a une chose qui me fait beaucoup souffrir, Amala ! De ma vie, je ne pourrai oublier qu'après m'avoir épousé et avoir vécu avec moi, Aruna pourrait avoir de tels sentiments. En faisant un mariage inter-castes, je pensais qu'il faudrait atteindre un certain consensus et présenter une sorte de modèle à la société. C'était mon plus cher désir qui est devenu irréalisable. Mais en nous voyant, il y a fort à parier que n'importe qui ferait un bond en arrière au lieu de se risquer.
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Sacrifice de Ranganayakamma
Éditions Kailash - Collection "Grains de riz"
Date de parution : 15 juillet 2004 - ISBN : 978-2842681128 - 383 pages - Uniquement en occasion
Bonjour, simple correction : Ranganayakamma est une autrice telugu et non tamoule ! bonne journée!