"Dans la nuit solitaire" de V.V. Ganeshananthan 🇱🇰 Winner of the Women’s Prize for Fiction 2024

Véronique Schauinger
20 août
6 min de lecture

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Winner of the Women’s Prize for Fiction 2024

J'ai rencontré le premier terroriste que j'ai connu au moment où il décidait d'en devenir un. K et sa famille vivaient au bout de la rue où j'habitais avec les miens, dans un quartier de la ville tamoule de Jaffna, au Sri Lanka. La péninsule de Jaffna forme la partie la plus septentrionale du pays. Nombre de gens y ont péri : certains tués par l'armée sri-lankaise et l'État, ou par la Force indienne du maintien de la paix, d'autres par les séparatistes tamouls, ceux que vous appelez les "terroristes". Et, naturellement, nombre de gens y ont aussi vécu. (Page 15)

Jaffna, Sri Lanka, 1981.

Au début de l'année 1981, Sashi avait presque seize ans et voulait devenir médecin, comme son grand-père, son Paata. Elle fréquentait l'école de ses quatre frères, où les filles étaient acceptés dans les classes supérieures du secondaire. Grâce à son frère aîné de neuf ans, Niranjan, qui a presque terminé ses études de médecine à l'université, Sashi étudiait déjà les manuels de sciences car elle pensait déjà aux examens d'entrée à l'université. K, le meilleur ami à ses frères, à peine plus âgé que la jeune fille, rêve lui aussi d'être reçu en faculté de médecine.

Mais alors qu'une nouvelle décennie qui s'ouvre, celles des années quatre-vingt, la guerre civile finit par éclater dans son pays et apporte, dans son sillage, son lot de drames, mettant ainsi fin à nombre des rêves de Sashi ...

Juillet 1983, alors que Sashi est à Colombo chez son Ammamah avec son frère aîné Niranjan, ce dernier se fait sauvagement assassiné lors de massacres anti-tamoules durant des émeutes. Quelques mois plus tard, deux autres de ses frères décidèrent de disparaître, accompagnés par K, afin de rejoindre les Tigres.

Malgré le vide laissé par ses frères et K, Sashi veut toujours devenir médecin. Après avoir raté ses premiers examens d'études secondaires, elle obtient d'excellentes notes aux seconds mais elle doit attendre pour intégrer l'université de la ville. La situation se dégrade de plus en plus dans le pays, et que ça soit un des nombreux groupes de Tigres, l'armée sri-lankaise ou encore la Force indienne de maintien de la paix, la population ne peut plus compter sur personne.

Croire à son rêve de devenir un jour médecin, en tant que jeune femme, dans un pays en plein conflit, ne seront que quelques uns des nombreux challenges que Sashi devra affronter alors que le danger est présent à chaque coin de rue, et que n'importe quelle étincelle, peut mettre toujours plus le pays à feu et à sang.

Imaginez les lieux où vous avez grandi, les lieux où vous avez étudiez, les lieux qui appartenaient à votre peuple, brûlés. Mais je devrais cesser prétendre vous connaître. Peut-être n'avez-vous pas besoin d'imaginer. Peut-être votre bibliothèque est-elle partie en fumée, elle aussi. (Page 62)

Jaffna Public Library (incendiée le 31 Mai 1981)

Aucun de nous protestait. Comment aurions-nous pu ? Nous entendions ce qu'ils avaient tous en tête, l'autre pan de leur discours, celle qu'ils ne formulaient pas. Nous avons compris la leçon. Tenez bon, jeunes élèves. Ouvrez vos livres, lisez tant que vous le pouvez et rappelez-vous : il y a des gens dans notre pays qui veulent brûler ce que nous aimons et s'esclaffer devant les flammes. (Page 66)

V.V. Ganeshananthan, autrice américaine d'origine sri-lankaise, qui avait déjà remporté en 2009, le "Orange Prize for fiction" pour son premier roman "Love Marriage" (titre original en anglais de "Le Sari Rouge"), a obtenu pour "Brotherless Night", le titre original de "Dans la nuit solitaire", le prestigieux prix "The Women’s Prize for Fiction 2024".

Dans "Dans la nuit solitaire", l'autrice américaine d'origine sri-lankaise, y retrace une nouvelle fois le destin hors du commun d’une jeune femme prise dans les remous de l’histoire mais cette fois-ci sur sa terre natale, le Sri-Lanka. La pierre angulaire de ce roman sont les évènements qui ont eu lieu dans les années quatre-vingt sur cette île de l'océan Indien, ces tensions ethniques entre les communautés cinghalaises et tamoules qui ont éclaté en guerre civile à cette époque. Et le résultat est brillantissime.

V.V. Ganeshananthan a posé son roman au cœur d'une famille assez aisée de Jaffna, le père étant géomètre pour l'État et la mère ayant eu pour père, un gynécologue de renom à Colombo, les enfants quant à eux peuvent aisément rêver d'études à l'université. Pour autant, avec l'arrivée de la guerre civile, l'inflation, le manque de nourriture, les dons exigés par les Tigres et les autres pots-de-vin, la famille s'appauvrit et perd ses biens.

"Dans la nuit solitaire" a été écrit sous forme de récit, et nous suivons la protagoniste, Sashi, pendant près de dix ans. Dès les premières lignes du roman, l'autrice nous fait comprendre que le récit n'a pas uniquement pour objectif, soit de raconter la guerre civile, soit du pourcours de la jeune femme pour devenir médecin ou encore pour parler de ses frères. Dès les premiers lignes du roman, nous comprenons que Sashi écrit pour parler de K, le meilleur ami à ses frères qui vivait dans la même rue, qui l'avait soigné lorsqu'elle s'était brûlée et sans cette guerre, il aurait été un médecin et peut-être ils auraient pu envisager un avenir ensemble. Mais les guerres ne sont pas uniquement des conflits, ils brisent des vies, des familles, des rêves, et au fil des chapitres, tout en voyant le courage et la force de Sashi, nous voyons cette destruction prendre de l'ampleur.

"Dans la nuit solitaire" est plus qu'un roman sur une page sombre de l'histoire du Sri Lanka, il pourrait être celui des conflits actuels, de par le monde. Dans ce roman extrêmement puissant et touchant, V.V. Ganeshananthan nous met en garde de ces conflits encore à moitié étouffés dans l'œuf et qui peuvent à tout moment exploser, même au Sri Lanka, en Inde, qui sont à la croisée des chemins.

Bien sûr, il est évidement recommander de lire "Dans la nuit solitaire" car il est plus jamais temps d'arrêter de se voiler la face et de prendre conscience, avec l'aide de ce genre de roman, de ce qu'il s'est passé il a à peine quatre décennies et que souvent nous ignorions, et de réagir sur la menace de ce qui pèse sur le présent.

V.V. Ganeshananthan offre, avec "Dans la nuit solitaire", une pépite littéraire. Ce roman offre une histoire magnifiquement bien écrite, prenant en compte la chronologie mais également de nombreux détails historiques, géographiques et médicales. Nous y trouvons l'histoire d'une jeune fille qui devient femme et qui ne quitte pas son objectif, malgré la situation, de devenir médecin et d'aider les autres. Sashi aurait pu être une de ces femmes fortes et courageuses, qui auraient risquée sa vie pour aider les autres, malgré les obstacles et les déconvenues de la vie.

Merci V.V. Ganeshananthan pour sa plume délicate qui a donné naissance à ce grand roman somptueux, qui laissera son empreinte dans la mémoire de ses lecteurs.

Alors que ce personnage si important prenait la parole, le tireur a levé son arme, a réfléchi à sa vie et il a tiré. C'est du moins ainsi que je l'imagine, comme j'ai imaginé, tant de violences au cours des années qui se sont écoulées depuis que je les vis de l'intérieur. Est-ce que j'imagine, en fait, ou est-ce que je me rémémore ? Je ne sais plus. Pourtant, j'ai envie d'imaginer que le tireur a réfléchi à sa vie, comme j'ai réfléchi à la mienne. (Page 54)