"La Huitième Reine" de Bina Shah 🇵🇰
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"La Huitième Reine" de Bina Shah 🇵🇰

Ali le contempla fixement. Pouvait-il exister plus absurde qu'un homme debout, ici, devant la Haute Cour du Sindh pendant une manifestation sur laquelle des rangées de policiers étaient prêts à fondre à tout instant, en train de déclamer des vers d'un poète soufi classique ? C'était surréaliste. Et, toutefois, complètement approprié à cet instant, à ce lieu - ce pays, où la vie ressemblait à un cauchemar surréaliste, un cauchemar duquel il était impossible de se réveiller.
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Ali Sikandar est un jeune Pakistanais de 25 ans qui travaille pour une chaîne de télévision à Karachi. Il se garde de préciser à ses fréquentations professionnelles et amicales qu'il est l'héritier d'une famille de propriétaires terriens - des zamindars ou péjorativement féodaux - des environs de Sukkur dans la province du Sindh. Ali a arrêté ses études à Dubaï, car étant l'ainé de la famille, il doit s'occuper de sa mère, son frère et sa sœur en l'absence de son père qui a décidé de les quitter il y a cinq ans pour épouser une nouvelle femme. Ali rêve qu'un jour, il puisse reprendre ses études et accéder au doctorat, et pourquoi pas dans une université américaine grâce à une bourse. ll pourrait alors y faire venir sa Sunita, qu'il ne pourrait jamais épouser au Pakistan car elle est de confession hindoue et lui musulmane. Mais en cette fin d'année 2007, avec les prochaines élections législatives, les tensions sont palpables au Pakistan et la vie presque routinière d'Ali se trouvera fortement bouleversée. Sa vie est entrain de changer tout comme celle de son pays. Benazir Bhutto, un personnage politique important et leader incontesté de l'opposition pakistanaise - vénérée par de nombreux Sindhs et par le père d'Ali - est de retour au pays après huit ans d'exil à Dubaï pour faire campagne aux élections. Ali qui suivait son arrivée triomphale sur le terrain pour le compte de son travail se voit amputer de son collègue caméraman, victime d'un attentat-suicide. Ali, lui, survivra miraculeusement mais cet évènement lui fera l'effet d'un électrochoc. Une brèche plus profonde se creusera et l'animosité qu'Ali éprouvait pour son père se propagera sur l'ensemble de son existence, preque une autodestruction, ce qui le conduira à se jeter à son tour dans la lutte politique en rejoignant la  "Résistance du peuple".



"La Huitième Reine" est un roman ambitieux et parfaitement réussi. Au cœur du récit, la province natale de Shah Bina au Pakistan, le Sindh, le berceau de civilisation de l'Indus, terre de saints soufis et un haut-lieu de passage entre l'Arabie et l'Asie durant des siècles. L'histoire principale se déroule fin de l'année 2007 principalement à Karachi, situé sur la mer d'Arabie, capitale économique et financière du pays et capitale de la Province du Sindh. Nous y retrouvons le personnage fictif d'Ali marqué par le retour d'une figure marquante du Pakistan, Benazir Butto (personnage réel) après huit années d'exil à Dubaï. L'histoire se déroule alors que Benazir Butto vit les deux derniers mois de sa vie. Le roman débute lorsqu'elle revient en terre pakistanaise, un retour qui sera marqué par un attentat. Le roman se terminera quelques instants avant son assassinat lors d'un meeting à Rawalpind. Une période extrêmement tendue au Pakistan où il ne suffit que d'une petite étincelle pour embraser le pays. Une période vécut pleinement à travers le personnage d'Ali qui ne sera pas uniquement spectateur mais également acteur. Shah Bina nous apporte pourtant bien plus que l'histoire moderne et récente du Pakistan à travers le personnage d'Ali. Par intermittence via des chapitres qui permetttent au final au lecteur d'avoir plusieurs histoires en un seul livre, elle permet à son lecteur de replonger dans l'histoire du Sindh grâce à l'intervention de différents personnages de différentes grandes époques qui ont, chacun à sa façon, gravé l'histoire de cette région. Le Sindh mais également le Pakistan : terre de spiritualité grâce aux saints soufis, terre de contradiction, terre corrompue, terre de conquête et terre où la haine n'a jamais quitté les âmes. Mais le lecteur attentif découvrira de nombreux détails intéressants et de nombreuses concordances entre les différents chapitres "historiques" mais également avec le récit principal. Outre l'aspect historique, Ali est un personnage très intéressant. C'est un jeune homme en perte de repères après le départ de son père et profondément touché par cet abandon. Il rejettera tout ce qui en lien avec son père, ses origines de propriétaires terriens, Benazir Bhutto pour qui son père voue une véritable vénération, ... Il est même désintéressé par la politique et le militantisme, domaines qui ont bercés son enfance au travers de la ferveur de son paternel. Mais son travail dans l'audiovisuel ne lui permet pas de se détacher de la réalité qui est entrain de se dérouler dans son pays, au contraire il sera au cœur des évènements. Les relations d'Ali quant à elles, ne sont pas dénudées de sens, au contraire elles sont fortes en symboles : Sunita est d'une autre confession religieuse, Ameena est la femme moderne, Jehangir incarne la jeunesse insouciante, Haroon est un survivant des émeutes de 1990 et victime en 2007, etc. Ces relations permettent à l'auteur d'intégrer et d'aborder tout un panel de sujets encore plus étendus mais sur le Pakistan d'aujourd'hui. Ali grandit sous les yeux du lecteur, il abandonne ses rêves pour faire face à la dure réalité du pays. "La Huitième Reine" est un livre qui apporte indéniablement énormément à son lecteur surtout à celui qui en fin de compte ne connaissait rien à ce pays. On y découvre la profondeur du pays, ses rêves, ses désillusions, ses combats, ses défaites, les tourments de l'histoire, ses blessures, ses fiertés, ... L'histoire d'un peuple. Grâce à "La Huitième Reine", le lecteur est plongé dans la vie quotidienne d'un jeune homme de Karachi aujourd'hui. Ce roman permet également au lecteur de découvrir et connaître les us et coutumes, ses légendes et ses mythes, ses grands personnages, le fonctionnement de la hiérarchie sociale, la spiritualité, ses caractéristiques linguistiques, ... L'on peut deviner que Shah Bina nous livre par petites touches, ses propres anecdotes et expériences. Le lecteur a le privilège d'être en mesure de se plonger dans la vie quotidienne du Pakistan, de respirer l'air, d'imaginer les us et coutumes, de se rapprocher de la connaissance de quelques-unes des formes linguistiques les plus utilisés que Bina Shah laisse pas traduit dans le texte. Ce roman nous donne envie de découvrir les autres romans de l'auteur. Mais il donne l'envie de nous lancer dans une quête encore plus profonde sur le riche patrimoine du Sindh et d'approcher les djinns pour qu'à leur tour ils nous apportent toujours plus de légendes sur cette province. "La Huitième Reine" est un fabuleux roman et d'une grande richesse. C'est un véritable délice pour ceux qui aiment l'histoire et découvrir la réalité de ce monde.



Shah Latif prit ses distances avec cette force aveugle, ainsi qu'avec les Pirs et les Mirs qui craignaient que cet homme de Dieu ne se rapproche des Kalhora pour partager leur pouvoir. Au lieu de quoi, il visita les quatre coins du Sindh et les régions frontalières, parcourant les plaines, les rivières et les torrents, les vallons fleuris. Il médita dans les monts Ganjo, au sud d'Hyderabad, passe des jours en contemplation à Hinglaj et dans les montagnes de Lasbela, au Baloutchistan. [...] Il ne s'en tint pas là ; il poursuivit jusqu'au piedmont de l'Himalaya, ces douces régions d'Hinglaj, Lakhpat, Nani et Sappar Sakhi, où il communia avec les yogis et les sanyasis ; à Junagarh et à Jesalmir, il se joignit aux hindous, des bouddhistes, des adorateurs du soleil et des adorateurs du feu, tous en quête de la Vérité.
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La Huitième Reine de Bina Shah

Titre original : A season for Martyrs

Roman traduit de l'anglais (Pakistan) par Christine Le Bœuf

Éditions Actes Sud - Collection "Lettres indiennes" dirigé par Rajesh Sharma

Date de parution : 3 février 2016 - ISBN : 978-2-330-05891-3 - 368 pages

Prix éditeur : 23 €



Prix : Premio Internazionale au Festival Littéraire d'Amalfi dans la catégorie de "Un Mondi di Bambini"



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