Baumgartner hocha la tête en souriant - il ne pouvait guère faire autrement. Il était l'obligé de Forrokh et des autres restaurateurs qui lui fournissaient les restes sans lesquels il n'aurait pas pu nourrir tous les chats de gouttière qui s'attroupaient autour de lui dans les ruelles, reconnaissant en lui un Billewallah Pagal - un fou des chats, comme on l'appelait - sans parler de tous ceux qu'il ramenait chez lui pour les soigner en les prévenant qu'il leur faudrait s'en aller quand ils seraient guéris, mais qu'il n'avait jamais le cœur de mettre à la porte.
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"Le Bombay de Baumgartner" est l'histoire d'un vieil homme qui vit les dernières heures de sa vie mais qui ne le sait pas. Dans son inconscient, tout en arpentant les rues de sa ville de Bombay, il se remémore sa vie passée. De Berlin à Bombay en passant par Venise et Calcutta, un voyage à travers l'histoire, son histoire et l'histoire de l'Inde. Hugo Baumgartner est un homme âgé dont sa seule famille sont ses nombreux chats. Comme tous les jours, il sort de son appartement qui se trouve à Colaba Causebay pour se rendre dans des restaurants auxquels il a ses habitudes et pour y demander des restes pour ses chats. Le premier arrêt se fait au "Café de Paris" tenu par un parsi. Mais sa tranquille routine est aujourd'hui entaché par un client indésirable. Farrokh, le patron du restaurant se plaint d'un de ses clients, un jeune homme, un hippie européen sans un sou qui pourrait nuire à la réputation de son établissement et qui ne risque pas de payer son addition. Il demande à Baumgartner de l'aider à se débarrasser de cet homme pour la simple raison qu'il juge qu'il pourrait être tout deux des concitoyens.
Effectivement Monsieur Baumgartner est d'origine allemande, mais ce pays n'est plus sa patrie depuis bien longtemps. Et cette intrusion, lui rappelle de nombreux douloureux souvenirs qui donneront à cette journée, sans doute la dernière de sa vie, un goût nostalgique et amer.
Hugo Baumgartner est le fils unique d'un couple de juifs de l'Allemagne d'avant-guerre. Il a connu la prosperité du commerce de meubles de son père puis sa ruine provenant de la haine raciale naissante envers les juifs et le pillage de leurs commerces. Puis son père a disparu deux semaines emporté par la milice et est revenu détruit et malade, puis s'est suicidé. Hugo est resté avec sa mère mais le commerce puis l'appartement ont été pris par le fournisseur de son père. Et puis, cet homme, après avoir employé Hugo, lui a permis de se rendre en Inde auprès de ses contacts sur place.
C'est à Bombay d'abord que Hugo Baumgartner débarqua en Inde, après une semaine passée à Venise. Après Bombay, Hugo Baumgartner ira vivre de nombreuses années à Calcutta. Il travaillera dans l'export du bois et jouira d'une vie confortable avec des sorties dans des cabarets et des clubs privés de la ville. Il y rencontrera Lotte, une femme au passé flou mais qui a l'air d'avoir des origines allemandes.
Quand la seconde guerre mondiale a été déclarée, en tant que citoyen allemand, il fut emmené dans un camp d'internement définitif détenu par les anglais où il passera six années de captivité. Dans ce camp, juifs et non juifs allemands devront cohabiter dans une atmosphère lourde. Grâce à des postes de radio clandestins, les détenus auront les nouvelles de l'Europe et surtout de l'Allemagne, mains ne prendront pas connaissance de ce qui se trame dans le pays où ils se trouvent, l'Inde. Baumgartner l'apprendra à son retour à Calcutta, ville de feu et de sang et qu'il finira par fuir pour retrouver Bombay.
Mais aujourd'hui, il se retrouve avec sur le dos ce jeune allemand, un rustre, un impoli, un drogué ayant erré sur les routes indiennes et népalaises à la recherche d'expérience morbides et psychédélique. Un boulet qu'il regrette d'avoir ramené dans son antre. Ce dernier aura une drôle de manière à remercier son hôte, lui autant ce qu'il y a de précieux.
"Le Bombay de Baumgartner" est un roman qui m'intéressait depuis quelque temps et j'ai eu la chance de le lire grâce à la médiathèque où je suis inscrite qui le possède, car il est quasiment introuvable sur le marché. J'étais attirée par ce roman car je savais que l'auteur, Anita Desai, avait une mère d'origine allemande. Je voulais donc retrouver ce brin "d'originalité" et y trouver un mélange de cultures allemande et indienne à la fois. Deux cultures que je pense connaître et que j'ai effectivement retrouvé dans le cours de roman. Le roman comporte de nombreux extraits de chansons et de poésies allemandes qui ont accompagné la jeunesse du personnage mais aussi de nombreuses expressions. Je ne peux pas m'imaginer comment réagirait un lecteur non germanophone au roman, peut-être se retrouverait-il perdu dans toutes ces expressions ? Personnellement, j'ai trouvé qu'elles apportent au roman tout son charme et n'ont pas bousculé ma lecture, au contraire. Outre l'aspect "culturel", j'ai eu l'agréable surprise que ce roman relate de façon très intéressante, certaines périodes de l'histoire européenne et indienne. Ainsi, j'ai appris principalement qu'il existait des camps d'internement en Inde pour les ressortissants allemands en Inde, chose que j'ignorais. Je me suis aussi remémorée un des derniers romans que j'avais lu il y a quelques semaines, c'est-à-dire "Adieu Calcutta" de Bunny Suraiya, j'ai retrouvé les rues emblématiques de Calcutta, son chocolatier suisse, ses cabarets et ses clubs privés, sans oublier le quartier des "anglo-indiens". D'autres romans me sont revenus à la mémoire lors de la lecture sans avoir aucun lien pourtant avec celui-ci.
En lisant ce roman, on ne peut qu'être blessé par la dure vie de Hugo Baumgartner. Son enfance en Allemagne a été terrible et surtout s'est terminé terriblement. Il n'était plus considéré comme un allemand mais comme un étranger. En Inde, Baumgartner restera toute sa vie un sahib et un firanghi, les Indiens ne manqueront aucune occasion pour le lui rappeler. Pour les Anglais, quand la guerre avait éclaté, Baumgartner était avant tout un Allemand, même s'il était réfugié en Inde pour éviter la montée du nazisme en tant que juif, il restait allemand et devait devenir prisonnier au même titre que et avec les partisans de Hitler. De retour à Calcutta à la fin de la guerre, il devra fuir une nouvelle fois quand les violences entre hindous et musulmans conduisant à la Partition de l'Inde. Et aujourd'hui, comme s'il ne pourrait pas finir sa vie en paix avec ses chats, tout lui revient comme une claque et il se retrouve avec la pire espèce d'humain qu'il soit. J'ai également bien appréciée les descriptions très détaillées qui sont très présentes dans ce roman, il serait trop long à les énumérer et à choisir, mais l'on ne peut que se délecter de la description des villes de Bombay et celle de Calcutta. En s'engageant dans le roman et dans les souvenirs profonds du personnage principal, l'on oublie presque les deux premières pages qui commencent avec l'amie de Baumgartner, Lotte, totalement affolée. En faite, il s'agit d'une scène ultérieure, qui ajoute au récit une empreinte de mystère et qu'il sera révélé qu'à sa finalité. "Le Bombay de Baumgartner" est un grand roman à l'écriture très riche qui nous fait plonger dans l'histoire et qui comporte une intrigue très bien orchestrée.
Le climat, était bien celui de l'Europe : pouvait-on trouver ailleurs ces nuages bas d'un gris mélancolique, cette pluie fine qui vous enveloppait la tête et les épaules d'un voile humide et doux ? Pourtant ce n'était pas l'Europe. Cet endroit possédait une sorte de magie, de poésie qu'il n'avait jamais trouvées à Berlin.
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En mettant le pied sur ce qu'on lui avait assuré être le sol indien, il avait l'impression de débarquer dans un asile de fous. Le quai grouillait de monde : Indiens, Anglais, Américains, Gurkhas, porteurs coltinant cantines et rouleaux de literie, officiers raides d'empois, étincelants de Brasso et de cirage des boutons de leur uniforme jusqu'à la pointe de leurs chaussures, marchants ambulants et colporteurs courant dans tous les sens avec des corbeilles et des plateaux, memsahibs traînant des enfants blonds, leurs topis semblables à des cuvettes posées de travers sur leurs cheveux décolorés, Indiennes léthargiques aux vêtements informes, accroupies avec leurs bébés ou leur panier - et, fondant tous ces éléments en une masse bouillonnante, un déferlement invraisemblable de lumière et de chaleur d'huile bouillante, vous dégoulinait dans le cou et ruisselait sous votre chemise.
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Calcutta. Explosion de verdure tropicale. Après toute cette poussière couleur de farine d'os, ce torrent végétal surgissant de la nuit était aussi accablant que le désert chauffé à blanc de la veille. Les feuilles brillaient d'un éclat insoutenable, comme des morceaux de verre ou de métal. Des mares d'eau stagnaient dans les creux d'ombre épaisse. Tout était humide, même les gens. La sueur leur perlait à la racine des cheveux, ruisselait sur leur peau et trempait leurs vêtements.
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Malgré la puanteur de sa cigarette roulée dans une feuille de tendu - un produit du cru, tellement fort qu'il lui donnait des étourdissements - il pouvait sentir l'odeur caractéristique de l'Inde, faite d'excréments humains et bovins, de fumée montant des âtres, d'urine et de fourrage, de poussière, de cuisine épicée, de hardes lavées sans savon et séchées au soleil - bref, l'arôme de la pauvreté.
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Tant que les Allemands et les Japonais conservaient l'avantage, Baumgartner et les autres prisonniers de la section juive avaient tout lieu de se féliciter d'être sous la protection des autorités britanniques. Le sort de leurs familles et de leur pays les rendait malades de tristesse et la vie qu'ils menaient était monotone, ennuyeuse et frustrante, mais ils étaient quand même à l'abri - du moins provisoirement.
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Il n'essaya pas de retrouver le Calcutta d'avant-guerre ni de renouer avec son ancienne vie. Il évita Park Street et Chowringhee, Fleury et le Grand Hôtel, Chez Prince et le Club des 300. La ville dans laquelle il vivait à présent était le Calcutta qui s'était préparé à résister à l'offensive japonaise et avait connu la famine de 1943, le Calcutta qui avait été à saigné à blanc par la guerre et les profiteurs de la guerre et qui s'apprêtait maintenant à subir la partition. C'était un décor qui convenait à son deuil : le Calcutta des ruelles noires, des tas d'ordures fumants, des taudis dévastés où régnaient la faim, la crasse et la désolation. Tous ces ravages lui paraissaient de circonstance. C'était ainsi que le monde finissait : il n'y a avait rien d'autre à espérer.
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Baumgartner se retrouva donc à Bombay. Le soleil de midi étincelait sur les vagues de la baie, et il fut ébloui par la réverbération de la lumière sur les façades blanches des maisons de Marine Drive. La circulation disciplinée évoquait un monde prospère et occidentalisé avec lequel il avait complètement perdu contact Calcutta.
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Il avait désormais une raison suffisante - et même nécessaire - de renter chez lui au plus vite. Plus il y avait de chats et de désordre dans son appartement et mieux il s'y trouvait. Il faut toutefois reconnaître que ce n'était pas le cas de ses visiteurs.
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Le Bombay de Baumgartner
De Anita Desai
Titre original : Baumgartner's Bombay
Traduit de l'anglais par Paulette Vielhomme-Callais
Éditions Stock - Collection : Nouveau cabinet cosmopolite - Parution : 1991 - 318 pages - Uniquement en occasion
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