"Ton absence n'est que ténèbres" de Jón Kalman Stefánsson 🇮🇸 Prix du Livre Étranger 2022
- Véronique Schauinger
- il y a 2 jours
- 4 min de lecture
Prix Jean Monnet 2022
Prix du Meilleur livre étranger 2022
Leur regard se braque sur moi, y compris celui du maigrichon, le philosophe qui fait commerce de pales de réacteurs, il abaisse son livre et me toise par-dessus ses lunettes. Voilà, j'ai dit une bêtise, je me suis trahi, me voici démasquer et je vais devoir leur avouer que j'ai tout oublié. Que je ne sais pas qui, je ne sais pas quoi, a effacé mon cerveau la totalité de mon existence, m'a éteint comme une chandelle, m'a ensuite installé au premier rang d'une vieille église où je me suis réveillé, amnésique, en compagnie du diable, assis trois rangs derrière moi. Que j'ai oublié tout ce qui me concerne. (Page 154)

Il faut parfois savoir sortir de sa zone de confort pour découvrir d’autres horizons littéraires.
C’est ainsi que "Ton absence n’est que ténèbres", du romancier et poète islandais Jón Kalman Stefánsson, s'est imposé. Auteur traduit dans le monde entier, il poursuit avec ce texte une œuvre dense et sensible, profondément ancrée dans l’identité de son pays.
Le roman nous transporte dans l’ouest de l’Islande, parmi les fjords et les landes battues par le vent, où les habitants vivent de l'élevage des moutons et de la pêche en pleine mer., tout en supportant la rudesse du climat À travers une structure fragmentée, Jón Kalman Stefánsson tisse un vaste réseau d’histoires où les vies s’entrecroisent, se mêlent, se perdent, comme si le temps et la mémoire étaient eux-mêmes des personnages. La lecture demande beaucoup de concentration — retenir les noms islandais, les liens entre tous les personnages, les époques où ils vécurent — mais la richesse qui se dégage de cette histoire est immense.

Tout commence avec un homme amnésique qui se trouve dans une petite église de campagne bordée par un cimetière. Il ne sait rien de lui, sinon la musique et les lectures qu’il aime. Peu à peu, au contact des habitants mais également aux récits qu’un personnage mystérieux - sentant le souffre - lui transmet, il découvre les fragments d’un monde rural où passé et présent coexistent sans cesse. Tel ce personnage centrale, qui s'avère être un écrivain et un poète, féru de musique, l’auteur nous invite alors à recomposer un puzzle narratif, véritable saga embrassant deux cents ans de vie islandaise.
Ce qui frappe dans "Ton absence n’est que ténèbres", c’est la manière dont Jón Kalman Stefánsson donne chair à la culture campagnarde de l’Islande. La nature n’est pas un simple décor : elle façonne les êtres, leurs gestes, leurs silences. La rudesse du climat, l’isolement des fermes, les terres inhospitalières forgent des existences à la fois austères et poétiques. Le rapport au temps y est différent, plus lent, presque ancestral.

La mémoire et la transmission occupent une place centrale. Dans ces communautés reculées, l’histoire familiale est une force vitale. Les récits et les souvenirs passent de génération en génération et deviennent la trame même de l’identité. On ne comprend un individu que par la chaîne humaine qu’il prolonge. Jón Kalman Stefánsson excelle à montrer comment les choix des ancêtres peuvent marquer les générations suivantes.
Le livre révèle aussi un monde social restreint mais solidaire, où chacun porte un fragment du destin collectif. L’hospitalité, la curiosité envers l’étranger, l’entraide des campagnes rythment le récit. À cela s’ajoute une dimension spirituelle subtile : l’Islande rurale reste un territoire où le réel et le surnaturel se frôlent. Les apparitions énigmatiques, les présences invisibles et les croyances anciennes s’inscrivent naturellement dans le quotidien, comme un écho moderne aux vieilles sagas.
Enfin, le roman explore le désir d’exil, tension essentielle de la culture islandaise : rester sur des terres austères ou partir vers des horizons plus cléments ? Les personnages oscillent entre l’appel du large et la fidélité à leur terre natale. Jón Kalman Stefánsson montre avec délicatesse que l’identité islandaise se nourrit justement de cette oscillation.
Sortir de ma zone de confort fut nécessaire pour entrer véritablement dans ce livre, dont la densité et la structure labyrinthique peuvent déconcerter. Mais la persévérance est largement récompensée. "Ton absence n’est que ténèbres" est un roman exigeant, certes, mais d’une beauté rare : un hommage vibrant à la culture rurale islandaise, à la mémoire des humbles, à la nature toute-puissante, et à la musique, véritable lien qui relie les vivants et les morts. Les références musicales proposées par Jón Kalman Stefánsson tout le long du roman est d'une richesse incroyable. C'est un roman qui se lirait presque avec une playlist.
"Ton absence n’est que ténèbres" de Jón Kalman Stefánsson offre, pour ceux qui aiment les défis, une lecture qui marquera longtemps après l'avoir refermé. Un voyage vers l'Islande entre présent et passé, un livre hommage aux personnes ayant marqué ces horizons.
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"Ton absence n'est que ténèbres" de Jón Kalman Stefánsson
Titre original : Fjarvera þín er myrkur
Traduit de l'islandais par Éric Boury.
Broché - Éditions Grasset - Date de parution : 5 janvier 2022 - ISBN : 978-2246827993 - 608 pages - Prix éditeur : 25 euros
Poche - Collection Folio (no7169) - Date de parution : 12 janvier 2023 - ISBN : 978-2072991974 - 608 pages - Prix éditeur : 10 euros








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