"Le chant des cœurs rebelles" de Thrity Umrigar
- Véronique Schauinger
- il y a 14 heures
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Dernière mise à jour : il y a 60 minutes
Le pauvre Abdul avait vu son enfant comme l'héritière d'une Inde nouvelle et moderne. Or elle était devenue le symbole de l'Inde ancienne et hors du temps, un pays frappé par l'ignorance, l'analphabétisme et la superstition, gouverné par des hommes qui faisaient pleuvoir le poison de la haine communautaire sur un peuple qui confondait vengeance et honneur, soif de sang et tradition.
"Le chant des cœurs rebelles" nous entraîne au cœur d’une Inde déchirée, où amour, foi et liberté se heurtent à la brutalité des traditions. Thrity Umrigar, journaliste, auteure et professeure de littérature, y peint un portrait saisissant d’un pays partagé entre obscurantisme et modernité, à travers le destin poignant d’une femme qui ose braver l’ordre établi.

"Le chant des cœurs rebelles" s’impose comme une fresque bouleversante où s’entremêlent destin individuel, oppression collective et lutte pour la dignité. Dès les premières pages, le ton est donné par un article de presse relatant un crime d’honneur : "Une femme hindoue attaque ses propres frères en justice pour le meurtre de son mari musulman". Cette annonce, qui pourrait sembler révéler l’issue du drame, n’est en réalité que la porte d’entrée vers une histoire bien plus complexe.
L'histoire
Smita, journaliste d’origine indienne vivant à New York, se voit contrainte de revenir en Inde après vingt ans d’absence, appelée en urgence par son amie et consœur Shannon, qui se trouve dans un hôpital de Bombay. Ce retour n’a rien de sentimental : il s’impose pour Smita comme une confrontation directe avec un pays natal qu'elle a fui avec ses parents à quatorze ans, un pays dont certains aspects – traitement des femmes, conflits religieux, conservatisme – la répugnent. Smita pensait devoir rester au chevet de son amie hospitalisée, mais Shannon lui demande de se rendre dans une région reculée et conservatrice du Gujarat pour couvrir le procès de Meena à l'encontre de ses frères. Meena est une jeune hindoue ayant épousé par amour, un homme musulman, Abdul, malgré l’opposition farouche de ses frères, manipulés par le chef du village de Birwad. Les frères de Meena, invoquant l’honneur familial et la pureté religieuse, incendièrent, en pleine nuit, la hutte du couple. Abdul meurt dans les flammes alors que Meena survit de justesse, le corps à jamais à moitié brûlé et l’âme meurtrie. Sous la forme d'un récit conduit par Meena, entrecoupant l'histoire de Smita, le lecteur découvre l'histoire de Meena : de son travail à l'usine, sa rencontre avec Abdul, jusqu'au jour de la tragédie. Avec beaucoup d'humilité et avec un courage inébranlable, sont restitués les faits qui ont conduits Meena à affronter un procès inéquitable dans un système judiciaire corrompu et patriarcal. Pour sa part, Smita entreprend un voyage intérieur. Confrontée à la réalité crue de l’Inde rurale – traditions oppressantes, misogynie institutionnelle, haine religieuse –, son identité vacille. À ses côtés, Mohan, un ami de Shannon, offre une autre vision de l’Inde : celle de l’espoir, de la modernité et de la possibilité d’un changement.
L’alternance des voix de Smita et de Meena permet à l’autrice de dénoncer l’extrême brutalité d’un système qui sacrifie les femmes au nom de l’honneur. Le lecteur découvre non seulement le crime, mais aussi ses justifications monstrueuses, prononcées avec une froideur implacable par les coupables. À chaque étape, le récit semble atteindre le summum de l’horreur, avant de révéler un nouvel abîme.

Thrity Umrigar signe avec "Le chant des cœurs rebelles", une œuvre poignante et nécessaire, qui met en lumière la violence interreligieuse, les dérives du fanatisme et la condition des femmes réduites au silence. L’histoire de Meena devient un symbole de résistance, tandis que celle de Smita interroge la culpabilité de l’exil et l’impossible rupture avec ses origines. Le pays où évoluent ces deux personnages que tout oppose, l’Inde, se révèle double : d’un côté, une nation ténébreuse, enfermée dans des mentalités moyenâgeuses où les traditions étouffent la justice et sacralisent la violence ; de l’autre, une Inde en éveil, en mutation profonde, portée par des voix qui refusent l’oppression et aspirent à un renouveau moral et social. À travers cette tension dramatique, l’autrice révèle toute la complexité d’un pays en transition, où le combat entre obscurantisme et progrès ne se joue pas seulement dans les lois, mais dans les cœurs. C’est dans cet entre-deux que se dessine l’espoir : celui d’une société capable de transformer la douleur en mouvement et la révolte en changement.
"Le chant des cœurs rebelles" se lit comme une dénonciation vibrante, mais aussi comme un chant d’espoir, porté par des cœurs rebelles qui refusent de se soumettre.
Ce roman est un véritable coup de cœur : poignant, rageant, déstabilisant, mais ô combien prenant. Par sa force émotionnelle et sa lucidité, il marque profondément l’esprit et laisse une empreinte durable, bien au-delà de la dernière page.
Elle secoua la tête, incapable de parler. Partout où elle allait, il semblait que la chasse aux femmes était ouverte. Viols, mutilations génitales, immolations de mariées, violences domestiques - partout, dans tous les pays, les femmes étaient maltraitées, isolées, réduites au silence, emprisonnées, contrôlées, punies et tuées. Parfois, Smita avait l'impression que l'histoire du monde était écrite avec le sang des femmes. (Page 90-91)
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"Le chant des cœurs rebelles"
de Thrity Umrigar
Titre original : "Honor"
Traduit de l'anglais par Laurence Seguin
Éditions City - Date de parution : 15 octobre 2025 - ISBN : 978-2824627144 - 418 pages - Prix éditeur : 22 euros








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