Si l'idée était, pour chaque année de mariage supplémentaire, de trouver quelque chose de plus noble pour symboliser leur union, alors les tulipes e tle chou-fleur étaient tout indiqués. Il y avait eu les noces de gâteau à la carotte et aussi une année où ils avaient décidé de fêter leurs noces d'os, juste pour le plaisir de l'assonance, tout en reconnaissant volontiers que l'os n'était en rien supérieur à la turquoise, à l'argent ou au corail. L'année de la disparition d'Ada, ils auraient célébré leurs noces de couverture à carreaux.
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Otto et Ada vécurent cinquante années de pur bonheur dans leur maison jaune perchée au sommet d'une colline. Ensemble, ils aimaient regarder les reportages animaliers, faire des puzzles complexes, jouer au ping-pong le week-end, manger du chou-fleur et se faire de gargantuesques petits-déjeuners, lire dans le jardin, s'essayer à toutes sortes de danses et d'autres petites plaisirs et rituels simples de la vie. Une incroyable complicité régnait entre eux. Ada était une hyperactive, toujours aux petits soins pour son mari, à rendre service à ses voisins et discutant par la même occasion avec eux. Lui a toujours été moins sociable, préférant écouter les derniers potins du quartier de la bouche d'Ada ou les recevoir à travers les murs fins de la maison. Mais la crème des crèmes a disparu du jour au lendemain, le linge humide encore étendu sur le fil à linge. Otto ne s'attendait pas que son épouse décède si brutalement et reste encore aujourd'hui infiniment triste. Dorénavant il n'abandonnera plus jamais son pyjama et restera emmitoufler dans sa couverture à penser à elle dans cette maison silencieuse que la joie a désertée. Ada n'a pas seulement laissé un vide dans le cœur de son mari et de sa maison. Le quartier, à son décès, avait observé trois jours de deuil, même les trois chiens de Teresa cessèrent exceptionnellement d'aboyer et de faire des bêtises. Même si Ada manque à beaucoup d'habitants du quartier, Otto a toujours été pour eux un vieux cabochard et râleur, chacun reprit ses vacations habituelles. Nico, le préparateur en pharmacie adore toujours autant les notices des médicaments pour se délecter des effets secondaires. Il s'entraîne toujours pour un jour réalisé son rêve, traverser la Manche à la nage. Iolanda, la vieille voisine qui a la passion à tout ce qu'il touche à l'Inde, s'adresse toujours à son neveu en hurlant. Le facteur chante toujours aussi faux et ne sait toujours pas distribuer le courrier convenablement. Monsieur Taniguchi, vétéran japonais de la Seconde Guerre Mondiale et souffrant d'Alzheimer, se retrouve souvent plongé au temps où il vivait dans la jungle philippine alors que la guerre était terminée depuis de nombreuses décennies. Et pendant ce temps alors qu'eux et d'autres habitants continuent à vivre leur vie, Otto ne cesse de ressasser ses souvenirs avec sa chère Ada mais certains détails commencent à lui apparaître louche. Les habitants ne lui cacheraient-ils pas quelque chose ?
"Les Nuits de la laitue" est un fantastique roman, à la fois triste et cocasse, attendrissant et impitoyable et qui cache bien son jeu. À l'image de la couverture du livre, les personnages sont haut en couleurs et assez loufoques. En bâtissant son roman par des chapitres dédiés à chacun des protagonistes de l'histoire tout en mettant un point d'honneur à les décrire, l'auteure parvient au fur et à mesure à faire monter un suspense autour de cette communauté hétéroclite. Tout en discrétion d'abord, en relatant les souvenirs du couple via Otto. Mais en milieu de roman, des indices apparaissent plus nets, presque comme un puzzle et qui finiront par livrer un lourd secret dans les toutes dernières pages. "Les Nuits de la laitue", en référence à la tisane de laitue qu'Otto buvait contre ses insomnies, apportent un réel bon moment de lecture. Ce roman m'avait d'abord attiré par son titre très original, puis le coup de foudre est arrivé en lisant la description de l'éditeur où l'on découvrait que les personnages principaux avaient "une égale passion pour le chou-fleur à la milanaise, le ping-pong et les documentaires animaliers". Tout au long de ma lecture, j'ai retrouvé toute cette fantaisie que j'espérais y trouver mais aussi cet espèce de décalage qui apporte un grand charme à ce roman. De plus, il se lit très facilement, il est lisse et vraiment bien écrit. Il est idéal pour se changer les idées, s'aérer les esprits et passer du bon temps sans prise de tête. Pour autant, ce roman traite de sujets sérieux, comme par exemple la perte de l'être aimé, la solitude, la maladie, le secret, les effets secondaires des médicaments ... C'est sans doute pour apaiser ces choses négatives, ces moments durs de la vie et surtout la tristesse dans laquelle s'est muré Otto, que l'auteure a rajouté tant de légèreté et de pétillant avec ce grand panel de personnages. C'est pourquoi, je le recommande, et d'ailleurs on parle même de l'Inde à l'intérieur à travers le personnage d'Iolanda. Merci aux Éditions Zulma d'apporter à nous lecteurs de si beaux romans et de très belles découvertes.
Dans le vaste univers des substances pharmaceutiques, il ne se consacrait pas uniquement à l'étude des effets secondaires étranges : il connaissait aussi un paquet de notices sur le bout des doigts et maîtrisait les indications les plus complexes. Il savait, par exemple, quelles étaient les possibles interactions médicamenteuses des anti-dépresseurs inhibiteurs de monoamine oxydase (IMAO), qui ne tolèrent quasiment aucune association avec d'autres traitements.
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Pendant une autre phase mémorable,, ils n'eurent qu'une seule idée en tête : apprendre à danser. Ils s'essayèrent successivement aux claquettes (un désastre), au fox-trot (un peu mieux), au jazz (résultats moyennement encourageants), au charleston (franc succès) et, enfin, au lindy hop, popularisé par le cinéma des années trente. Tous les matins, ils discutaient des progèrs de la veille au soir. Après le dîner, ils mettaient des disques sur leur platine et tâchaient de s'aider de livres, sans savoir si ce qu'ils étaient en train de danser était bien du lindy hop ou un truc absolument original.
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C'était là une des plus grandes frustrations du vieil homme : tant de discussions inachevées, tant de choses interrompues, et elle n'avait même pas terminé de lui résuer l'épopée hindoue qu'elle lisait depuis le début de l'année. "Donc, cette femme est née de l'utérus d'un poisson, enfin, d'après le narrateur et le dieu à tête d'éléphant qui consigne l'histoire. Elle empestait terriblement la poiscaille, ce qui pour une fille à marier n'était pas plus formidable à l'époque qu'aujourd'hui. Toujours est-il qu'ils sont vachement stricts ; par exemple, il y a un passage où un personnage vient trouver sa mère et lui dit : "Mère, devinez ce que j'ai gagné !" Et la mère, distraitement, lui répond : "Peu importe, mais tu devras partager avec tes frères." Le fils : "Mais c'est une femme ! Je l'ai gagnée dans un tournoi." La mère, résignée : "Je ne peux pas renier mes paroles. Tu feras ce que je t'ai dit." Et l'épouse du type devient finalement la femme des cinq frangins. Ils sont vachement sérieux. Pas vraiment du genre à plaisanter."
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Dans le doute, Iolanda avait décidé de croire en tout. Elle avait commencé avec la vague new age, un mysticisme à base d'aquariums et de licornes, qui mélangeait déjà éléments métaphysique orientaux, courants théologiques, croyances spiritualistes, animistes et parascientifiques, dans une tentative de symbiose avec la Nature et le Cosmos. Au fil des années, sa maison finit par se transformer en un temple de la schizophrénie spirituelle : à côté de traités cabalistiques, on trouvait pyramides, cristaux, capteurs de rêves, symboles aztèques, bracelets énergétiques, petits bouddhas dorés, bougies de sept jours, bonsaïs porte-bonheur et encens à haute teneur en soufre.
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Quatrième de couverture Otto et Ada partagent depuis un demi-siècle une maison jaune perchée sur une colline et une égale passion pour le chou-fleur à la milanaise, le ping-pong et les documentaires animaliers. Sans compter qu’Ada participe intensément à la vie du voisinage, microcosme baroque et réjouissant. Il y a d’abord Nico, préparateur en pharmacie obsédé par les effets secondaires indésirables ; Aníbal, facteur fantasque qui confond systématiquement les destinataires pour favoriser le lien social ; Iolanda et ses chihuahuas hystériques ; Mariana, anthropologue amateur qui cite Marcel Mauss à tout-va ; M. Taniguchi, centenaire japonais persuadé que la Seconde Guerre mondiale n’est pas finie. Quant à Otto, lecteur passionné de romans noirs, il combat ses insomnies à grandes gorgées de tisane tout en soupçonnant qu'on lui cache quelque chose… Tissé de trouvailles cocasses et volontiers délirantes, ce roman plein de finesse et d'énergie nous emporte allègrement, avec sa petite bande de joyeux doux dingues, tout en se jouant des codes du roman policier.
Les nuits de laitue
De Vanessa Barbara
Titre original : Noites de Alface
Premier roman traduit du portugais (Brésil) par Dominique Nédellec
Editions Zulma • Paru le 20/08/15 • 224 pages • ISBN 978-2-84304-714-5 • Prix éditeur : 17,50 €
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