"Un bon musulman" de Tahmima Anam đ§đ©
- Véronique Schauinger
- 12 avr. 2016
- 5 min de lecture
DerniĂšre mise Ă jour : 20 oct. 2023
Il lui confie que c'est la chose la plus importante qui lui soit arrivĂ©e. Il a dĂ©couvert quelque chose, quelque chose qui explique tout. Ne veut-elle pas savoir ce que c'est ? N'est-elle pas curieuse ? Il est pĂąle, la peau de son visage est tendue. Elle voit que la mort rĂŽde en lui, cette mort dont il a Ă©tĂ© si proche pendant la guerre, lui et la mort dans un Ă©troit couloir. Maintenant c'est comme une ecchymose qui ne veut pas guĂ©rir. Il presse son visage prĂšs du sien et elle se rend compte que, cette chose dont il parle, c'est ce qui empĂȘche l'ecchymose de s'Ă©tendre de sa joue Ă ses os et de ses os Ă son sang.
Page 121

Dakka, fĂ©vrier 1984 Rentrer Ă la maison n'aurait pas Ă©tĂ© possible si Silvi, l'Ă©pouse Ă Sohail n'Ă©tait pas dĂ©cĂ©dĂ©e. AprĂšs des annĂ©es Ă errer de part et d'autres Ă travers le Bangladesh et avoir vĂ©cu un temps dans le petit village de Rajshahi oĂč elle avait ouvert un petit dispensaire, Maya, aujourd'hui mĂ©decin, est de retour Ă la maison de son enfance. Mais la maison de ses souvenirs ne ressemble plus Ă une maison tranquille. Son frĂšre Sohail devenu le "Huzoor", un saint homme, a investi peu Ă peu la terrasse en y faisant construire une cabane et un escalier extĂ©rieur oĂč un flot incessant de fidĂšles et de pĂšlerins du monde entier viennent l'Ă©couter prĂȘcher et prier le Livre. Comment Sohail qui avait toujours Ă©tĂ© Ă l'opposĂ© de quelqu'un de religieux, l'Ă©tait-il devenu de maniĂšre si radical et extrĂȘme ? Pourquoi a-t-il troquĂ© les jeans qu'il aimait tant porter pour une djellaba blanche amidonnĂ©e, un pantalon ample en coton ample dessous et une calotte visĂ©e sur la tĂȘte en permanence ? Pourquoi son entourage fĂ©minin est dorĂ©navant uniquement composĂ© de femmes gantĂ©es et vĂȘtues de burqas noires alors qu'il aimait tant la beautĂ© des femmes ? Pourquoi a-il brĂ»lĂ© les livres qu'il chĂ©rissait tant pour n'en garder qu'un ? Pourquoi refuse-t-il la scolarisation de son fils qui a plus l'allure d'un enfant des rues livrĂ© Ă lui-mĂȘme et loin de bĂ©nĂ©ficier d'un amour paternel ? Effectivement, Sohail Ă©tait revenu meurtri par la guerre et profondĂ©ment mĂ©tamorphosĂ©. Il s'est isolĂ© de tous, il a tournĂ© le dos ses amis et sa famille, il a creusĂ© un fossĂ© toujours plus profond avec sa sĆur prĂ©fĂ©rant trouver un refuge dans le Livre qu'il lisait sur le toit de la maison et qui lui apportait un rĂ©confort contre les horreurs de la guerre. Maya devra vivre ce retour avec ce poids en elle mais ce retour est un nouvel Ă©lan dans son existence. Elle choisit de prendre soin de sa mĂšre Rehana, malade, tout en essayant d'apprendre les rudiments de la langue Ă son neveu. Maya retrouvera Joy, l'ami d'enfance de son frĂšre revenu des Ătats-Unis aprĂšs s'y ĂȘtre rĂ©fugiĂ© Ă sa libĂ©ration aprĂšs l'IndĂ©pendance. Maya reprendra certaines de ses anciennes activitĂ©s d'activistes souvent Ă l'encontre du Dictateur en place dans le gouvernement du Bangladesh et de ces meurtriers ou violeurs qui n'ont pas Ă©tĂ© jugĂ©s pour leurs crimes, frĂŽlant avec une nouvelle fois l'inĂ©galitĂ©.

"Un bon musulman" est le deuxiĂšme volet de la trilogie consacrĂ©e par Tahmima Anam Ă l'histoire contemporaine de son jeune pays, le Bangladesh. On y retrouve la famille Haque en 1984, plus d'une dĂ©cennie aprĂšs l'IndĂ©pendance du Bangladesh. Le roman est ponctuĂ© par des retours en arriĂšre direction l'annĂ©e 1972 juste aprĂšs l'IndĂ©pendance oĂč nous retrouvons Sohail de retour Ă la maison aprĂšs des mois d'absence. Dans "Une vie de choix", le premier opus, les projecteurs Ă©taient orientĂ©s sur Rehana, la mĂšre de famille. Dans "Un bon musulman", le personnage principal est Maya, la fille Ă Rehana. Maya et ses culpabilitĂ©s, son introspection, ses questions pour lesquelles elle ne trouvera pas de rĂ©ponses, ses regrets et ses (nouveaux) combats. Dans "Une vie de choix", le lecteur pouvait dĂ©couvrir son caractĂšre bien trempĂ© et la fougue de sa jeunesse. Dans "Un bon musulman", on la dĂ©couvre assagie par les Ă©preuves de sa vie. Elle est toujours une femme moderne et pas du tout superficielle car elle a toujours en elle cette flamme qui brĂ»le pour dĂ©noncer les injustices. Contrairement Ă son frĂšre, elle a encore foi aux combats malgrĂ© certaines dĂ©sillusions. Un autre personnage a pris du galon dans ce deuxiĂšme volet, celui de Joy, l'ami de Sohail. Concernant les autres personnages, certains que l'on s'attendait Ă retrouver dans cette "suite" ont simplement disparu. Je tiens tout de mĂȘme Ă prĂ©ciser qu'il n'est pas nĂ©cessaire de lire "Une vie de choix" avant de lire "Un bon musulman". Pourtant, je recommande fortement sa lecture pour la simple raison qu'il est dommage de rater cette magnifique lecture et qu'en plus il est trĂšs intĂ©ressant de suivre la famille Haque sur plusieurs dĂ©cennies.

Dans "Un bon musulman", le lecteur y dĂ©couvrira le jeune Bangladesh. Tahmima Anam examine les consĂ©quences de la guerre, les dangers d'une paix prĂ©caire, les gains et les pertes de construction de la nation, la réécriture de l'histoire. La lutte vers l'IndĂ©pendance a laissĂ© des traces toujours visibles. La loi martiale est en vigueur, les criminels de guerre n'ont pas encore Ă©tĂ© poursuivis et l'extrĂ©misme religieux prend de l'ampleur comme on le dĂ©couvre avec le personnage de Sohail. Durant l'accĂšs Ă l'IndĂ©pendance, des femmes ont Ă©tĂ© violĂ©es, certaines ont pu se faire avorter dans des centres d'avortement en masse. Pourtant, les blessures physiques et psychologiques restent toujours profondes. Nombre de ces femmes ont Ă©tĂ© reniĂ©es de leur famille ou de leur village, leur vie Ă tout jamais gĂąchĂ©. Au sein du Gouvernement, le rĂ©sultat n'Ă©tait guĂšre plus reluisant. Le Bangladesh voit son dĂ©veloppement marquĂ© par de nombreux troubles politiques : meurtres de deux de ses dirigeants, coups dâĂtat et vit en 1984 sous le joug d'un dictateur. "Un bon musulman" est un roman trĂšs riche et bouleversant. En outre, d'avoir Ă©tĂ© Ă©difiĂ© sur l'histoire rĂ©cente du Bangladesh, le lecteur dĂ©couvrira le prisme intime d'une famille bengalie Ă la recherche d'une identitĂ©.
Les amis de Sohail ne pouvaient pas comprendre sa conversation parce qu'ils n'avaient pas connaissance des évÚnements qui s'étaient produits avant. Ils pensaient que sa vie était pleine de bonheur, utilisaient des mots comme gai et enjoué pour le décrire. Un gai luron insouciant et chanceux en pantalon à pattes d'éléphant. TrÚs rock-and-roll. Avant de rencontrer Dieu. Ils se rappelaient qu'il était trÚs beau et qu'il avait un sourire éclatant. S'ils l'avaient mieux connu, ils auraient su que le sourire, la gaieté, la chance, l'insouciance, tout ça lui avait été pris par la guerre.
Page 91

Maya Ă©tait toujours Ă©tonnĂ©e de ce que leur petit monde soit restĂ© aussi limitĂ©. Pas de nombreuses relations, pas d'oncles ni de grands-parents. Il en avait toujours Ă©tĂ© ainsi : ils fĂȘtaient l'AĂŻd avec Ammoo et ses amies du Club des femmes ; pas grand monde non plus pour les anniversaires, juste quelques voisins de passage. Et, pourtant, Maya n'avait pas le souvenir de s'ĂȘtre jamais sentie seule, ni d'avoir craint d'avoir abandonnĂ©e sur leur petite Ăźle alors que les autres Ă©taient protĂ©gĂ©s par un cercle de relations bien plus large.
Page 168
Un bon musulman de Tahmima Anam
Titre original : The Good Muslim
Roman traduit de l'anglais (Bangladesh) par Sophie Bastide-Foltz
Ăditions Actes Sud - Collection "Lettres indiennes" dirigĂ© par Rajesh Sharma
Parution en librairie : janvier 2012 - ISBN :Â 978-2-330-002305 - 280 pages
Prix Ă©diteur : 22,90 âŹ
Comments