Annelies avait pris la mer. Elle était partie, et c'était comme si une jeune greffe avait été arrachée à son tronc nourricier. Notre séparation marquait un tournant dans ma vie. Ma jeunesse, cette époque emplie d'espoirs et de rêves, était passée pour ne plus jamais revenir.
Anneliese n'est plus, elle est partie au-delà des mers pour y mourir seule, malade et loin des gens qu'elle aime. Minke se retrouve dorénavant seul avec sa belle-mère Mama à Wonokromo tout en sachant qu'un jour le fils légitime et héritier d'Herman Mellema l'ingénieur Maurits Mellama aura mainmise sur la propriété, Mama n'ayant été qu'une concubine et ses enfants illégitimes. Après avoir perdu Anneliese et Robert, Mama se retrouvera sans cette entreprise qu'elle a érigée et surtout dirigée d'une main de fer. Mama étant encore jeune, elle pourrait refaire sa vie avec un de ces hommes qui la courtise mais encore faut-il qu'elle le souhaite. C'est pourquoi, Minke n'ose pas pour le moment la quitter même s'il souhaiterait quitter Wonokromo et Surayaba pour Betawi où il pourrait enfin y reprendre ses études et y construire une nouvelle vie. De plus, dans dans l'immédiat, Minke est tourmenté par tout autre chose. Son ami Jean Marais et un journaliste de sa connaissance lui reprochent de n'écrire ses articles qu'en néerlandais alors qu'il pourrait écrire dans la langue de son peuple, le malais. Après s'être vexé, Minke prend du recul sur ces affirmations et se rend compte que son ignorance est plus vaste que le simple fait de ne pas écrire dans cette langue maternelle. Minke prend alors conscience qu'il n'a jamais pris le temps de comprendre comment vivaient les gens du cru alors qu'il a tant de connaissances sur l'Europe. Alors qu'il commence à s'y intéresser, de nouveaux problèmes apparaissent à Wonokromo dans lesquels il se retrouve une nouvelle fois impliqué. Comment Amma et Minke survivront à cette nouvelle crise ? Réussiront-ils à la surmonter ?
Les Européens n'avaient cependant pas été mes seules sources d'éducation. Grâce à l'époque moderne, j'avais été allaité à une multitude de seins. Javanais, Japonais, Chinois, Américains, Indiens, Arabes, les peuples du monde entier m'avaient nourri, servi de mère louve afin que je devienne un jour le fondateur de Rome. Est-il vrai que tu vas fonder Rome ? me demandai-je. Oui, me répondis-je. Comment ? Je l'ignorais, mais un sentiment nouveau se faisait un jour en moi. Je prenais conscience avec humilité d'être l'enfant de toutes les nations et tous les les temps. Le lieu et l'heure de ma naissance, mes parents, étaient autant de coïncidences qui n'avaient rien de sacré.
"Enfant de toutes les nations" est le second volet "Buru Quartet", une quadralogie nous transportant à l'époque des Indes Néerlandaises, précisément en 1899. On y retrouve Minke et sa belle-mère Nyai Ontosoroh affaiblis après le procès qui les a éreinté, chagriné par l'exil forcé d'Anneliese mais restant prêt à reprendre le combat qui est loin d'être terminé. Minke ayant terminé sa scolarité à l'HBS, il a tout le loisir de s'adonner à la passion de l'écriture et de veiller sur Nyai même si le cœur n'y est pas.
Dans ce nouveau volet, Pramoedya Ananta Toer dit Pram explore une nouvelle fois la hiérarchie sociale d'une nation colonisée mais en se focalisant principalement sur les petites mains notamment les paysans qui se font voler leurs ressources par l'industrie sucrière. Le titre "Enfant de toutes les nations" fait référence à Minke, un jeune homme connaissant une multitude de langues : le néerlandais, les différents javanais, le malais et même le français. Il a reçu une éducation néerlandaise et écrit pour un journal publié en néerlandais. Pourtant, il doit accepter d'être traité comme un être inférieur car il est un natif, un "indigène", pour qui les droits ne sont pas les mêmes que pour les européens et fait récent, les japonais. Un natif doit courber l'échine, ne pas protester, ne pas se mêler des affaires des européens et est souvent relégué aux tâches ingrates. Les injustices auxquelles Minke fait face lui font voir une autre vision du monde qui, pourtant, il idéalisait. Les commentaires de son ami français et du journaliste de "sang-mêlé" lui reprochant d'écrire ses articles de presse en néerlandais attiseront ses doutes, un séjour en dehors de Surayaba renforcera ce sentiment d'avoir vécu dans une bulle et de ne pas connaître ses semblables. Il découvrira par exemple les problèmes rencontrés par les paysans, souvent dépossédés de leurs richesses, des parcelles de terre héritées de leurs ancêtres. Un exemple sur l'Indonésie mais des pratiques que subissent les natifs des autres colonies à travers le Monde, l'Afrique du Sud et l'Inde par exemple.
A travers "Enfant de toutes les nations" et son personnage de Minke, Pramoedya Ananta Toer dit Pramnous dresse un bilan de l'Indonésie à la fin du XIXème siècle et de la situation dans le Nord Est Asiatique. Minke est très intéressé par la Révolution Française et tombera des nus lorsqu'il apprendra le combat pour la liberté faite par les philippins contre la dominance espagnole. Sans aucun doute, une petite graine du nom de nationalisme est en train de germer dans l'esprit de Minke et qui j'en suis sûre prendra forme dans le prochain volet. Le lecteur y apprendra ce qu'il est advenu des enfants de Nyai, sans surprise malheureusement. Le voile sera également levé sur certains mystères découverts dans "Le monde des hommes" et nous réserve quelques surprises tout en n'oubliant pas de nous préparer au prochain volet "Footsteps" ou "Une empreinte sur la terre" pour sa version française. Dans "Enfant de toutes les nations", la force de l'amour de la famille et de l'amitié est encore plus présente que le premier volet du Buru Quartet et l'on prendra conscience qu'elle est indispensable pour affronter les malheurs qui s'abattent sur Wonokromo.
"Enfant de toutes les nations" nous réserve une lecture très enrichissante mais il est indispensable d'avoir lu "Le monde des hommes" au préalable. C'est une vibrante leçon d'histoire que nous offre Pramoedya Ananta Toer à travers cette œuvre majeure de la littérature dans sa généralité, une page d'histoire trop souvent mise sous silence alors qu'elle est marque un tournant décisif sur le XXème qui est en train d'éclore.
La vie continuait sans Anneliese.
J'étais retourné à mes anciennes occupations : lire les quotidiens, certains magazines, des livres et des lettres, rédiger notes et articles. En outre, j'aidais Mama dans son travail, au bureau et à l'extérieur.
Toutes ces lectures m'en apprenaient beaucoup sur moi-même, sur ma place dans mon milieu, dans le monde des hommes et dans la marche implacable du temps. M'observant sous tous ces angles, je me sentais emporté comme feuille au vent, sans un lieu sur terre où ancrer ma vie.
Enfant de toutes les nations
"Buru Quartet" Tome 2
De Pramoedya Ananta Toer
Titre original : Anak Semua Bangsa
Roman traduit de l'indonésien par Dominique Vitalyos
Éditions Zulma • Parution le 16 mars 2017 • ISBN 978-2-84304-794-7 • 507 pages • Prix éditeur : 24,50 €
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